Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa misaine, et, favorisée par un souffle de brise, s’échappa dans la direction de Corfou.

Que faisait donc Doria durant ces meurtrières escarmouches ? Doria faisait un pompeux déploiement de sa prétendue science de tacticien, — a great arithmetician, dirait Iago. — « Il voulait, prétendait-il, attirer les Ottomans en haute mer afin de les écraser, presque sans péril, sous le feu de ses bâtimens à voiles. » Excellente combinaison pour un propriétaire de galères, mais combinaison bien subtile pour un amiral de la sainte ligue. Les pauvres d’esprit, — je n’oserais appeler de ce nom Nelson et Suffren : j’en serais cependant, je l’avoue, tenté, — les pauvres d’esprit, à qui l’évangile promet le royaume des cieux, sont souvent plus habiles, dans ces grandes occasions, que les raffinés. La guerre n’admet pas les complications : perdre du temps a toujours été un mauvais moyen de remporter la victoire. Doria, dès le matin, avait appareillé. Le vent, quoique faible, le portait vers l’ennemi. Il s’arrêta de son plein gré, à dessein, en arrière des naves, auxquelles il entendait laisser tout l’honneur et tout le poids du combat.

Un instant on put croire qu’il essaierait de passer entre la terre et la flotte ottomane : en approchant des dernières naves, il fit, au contraire, une grande embardée, gagna au large et alla se poster en dehors de la masse confuse des 60 navires à voiles. La manœuvre parut surprendre les Turcs, qui ne savaient trop à quelle intention secrète l’attribuer : elle donna du moins au galion, vers quatre heures de l’après-midi, un répit dont ce malheureux vaisseau avait grand besoin. Les Turcs, pour quelque temps, lâchèrent prise et se portèrent à la rencontre des galères chrétiennes. Doria revira sur le champ de bord et, continuant de se couvrir des naves comme d’un rempart, se rapprocha, par un mouvement d’ensemble de la côte de Sainte-Maure. Grimani, Cappello ne comprenaient rien à ces évolutions : ils suivaient Doria, dociles à ses ordres, mais déjà inquiets et intérieurement indignés. L’ennemi était là, évidemment inférieur en force, suffisamment éloigné du port, n’ayant pour refuge que la bouche d’un canal étroit et, au lieu de courir< ; i lui, de saisir aux cheveux l’occasion d’une bataille dont l’issue mettait fin à la guerre, on laissait les heures s’écouler, on assistait, pour ainsi dire, l’arme au bras, à la destruction d’une avant-garde sacrifiée ! Les Anglais pour bien moins fusilleront en 1756 l’amiral Byng. Les deux généraux sautèrent dans une fuste et se firent conduire à bord de la galère de Doria. Vincenzo Cappello, malgré ses soixante-huit ans, sentait monter la rougeur à son front et se contenait à peine : il appartenait, ainsi que Grimani, à cette brillante noblesse vénitienne, aristocratie marchande et militaire, dont les Barcas, les