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grand stratégiste avait fini par jeter sa flotte ? Bibiena et Mocenigo ne tardèrent pas à être entourés. Leur défense fut héroïque ; malheureusement, elle ne les sauva pas. Le pont des galères chrétiennes est envahi, les équipages sont en quelques instans égorgés, Les capitaines, moins heureux peut-être, restent prisonniers aux mains des Turcs. Une galère de Venise, une galère pontificale et cinq naves espagnoles capturées par Barberousse, voilà le résultat d’une journée de manœuvres.

Ce résultat valait-il donc la peine de mettre en mer 200 voiles et 60,000 hommes ? Tactique ! tactique ! ce sont là de tes coups ! Quand on lit les écrivains contemporains, on voit que l’amiral de Soliman déploya d’abord sa flotte sous la forme d’une aigle aux ailes étendues, puis qu’il la replia en croissant ; que l’amiral de Charles-Quint fit de la sienne trois corps disposés en échelons, chaque aile protégée par la moitié des naves. Ces belles combinaisons n’ont jamais été, je le gage, que la déformation accidentelle, non voulue, de la ligne de front, ligne qui, depuis le combat de Salamine, jusqu’à l’avènement de la marine à voiles ne cessa jamais d’être considérée comme l’ordre fondamental de bataille. Il a fallu la naïveté des Anglais pour s’imaginer que Rodney, Samuel Hood, Howe, Jervis, Nelson étaient, dans une mesure quelconque, redevables de leurs victoires au traité d’évolutions de M. Clark. Ce lauréat de nouvelle espèce, découvert un beau jour par l’engouement public, toucha toute sa vie une grosse pension. Le parlement se crut tenu de le récompenser du signalé service qu’il avait rendu à la marine britannique, en lui enseignant l’art de couper la ligne. Est-il en vérité quelque bataille sérieuse qui ne doive, quoi qu’on fasse, dégénérer promptement en mêlée ? Si la mêlée s’évite, c’est que la bataille n’est plus, comme la journée de Prévésa, qu’une maladroite et malencontreuse escarmouche. Une flotte dont l’ennemi réussit à couper la ligne aurait assurément grand tort de juger pour un accident aussi insignifiant sa situation en aucune façon compromise. Semblable émotion puisée dans les livres émotion impossible à justifier si l’on s’en tient aux raisons pratiques nous coûta la perte du grand combat livré par le comte de Grasse à Rodney, le 12 avril 1782, dans le canal de la Dominique.

Le 27 septembre 1538, la journée avait été étouffante : Cappello dut déposer son casque pour se couvrir la tête d’un vaste chapeau de paille. Au coucher du soleil, l’orage, menaçant depuis midi, éclata. Une forte brise, accompagnée d’éclairs, de tonnerre et d’une pluie battante, fondit sur les deux flottes en quelques instans dispersées. L’attente prolongée du combat avait surexcité les nerfs outre mesure : cette côte, le long de laquelle chrétiens et mécréans