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le conclave allait encore se réunir, il fallait tenter de nouveau la fortune et déployer toutes ses ressources pour assurer l’élection du cardinal de Rohan, le candidat français. Aragon, qui veillait, fit échouer ces prétentions ; il fallut se rejeter sur Della Rovère ; sans doute, ce cardinal avait été l’ennemi des Borgia, mais depuis il semblait s’être rallié ; et, du moins, il avait la réputation de garder la foi jurée. César, en échange de certaines garanties, lui donna les voix dont il disposait, et Della Rovère fut élu le 1er novembre sous le nom de Jules II. L’appui que César venait de prêter au nouveau pontife était une faute dont il allait bientôt se repentir ; néanmoins, il envoya un de ses gentilshommes auprès de lui, et ses félicitations furent les bienvenues. Bientôt même, César s’enhardit jusqu’à porter ses hommages au Vatican et franchit les portes du château Saint-Ange, entouré d’un état-major de quarante gentilshommes et capitaines. Pendant dix jours, on le vit parmi les familiers du pape, qui semblait l’écouter avec satisfaction. Un soir, il recul une mauvaise nouvelle ; ses villes des Romagnes étaient réoccupées une à une par les anciens seigneurs ; de tout son nouveau duché, Forli, Imola, et les forteresses où il avait jeté d’audacieux compagnons, lui restaient seules fidèles. Il osa demander un laisser-passer pour aller châtier les rebelles ; Jules II, influencé par les ennemis de César, et pénétrant peut-être déjà son dessein de garder les territoires en dehors de toute suzeraineté du saint-siège, se retourna soudain contre lui. Il dissimula cependant, accueillit favorablement sa demande et alla même jusqu’à lui assurer un libre passage chez les Florentins. Sous main, il le jouait : et faisant allusion au traité régulier qu’il avait signé avec lui pour obtenir les voix des cardinaux espagnols, on l’entendit dire à Machiavel et à Giustiniani, l’ambassadeur de la sérénissime république : « Le duc n’aura pas un créneau de mes forteresses. Je ne suis obligé envers lui qu’à la vie sauve et à la libre jouissance de ses biens, mais on le favorisant auprès des Florentins, j’agis de façon à conserver la Romagne à l’église. » Jules II, en réalité, voulait encore se servir du capitaine, quitte à le jouer plus tard. Cependant, le laisser-passer n’arrivait pas ; et on devine sans peine que Machiavel se chargeait d’en retarder la délivrance. César alla droit au secrétaire florentin et joua franc jeu ; il se déclara résolu à passer par Ostie, à aborder à Livourne ou à Cènes avec cinq galères de la flotte pontificale : « Si je n’ai pas le libre passage, dit-il à l’envoyé, je signe un traité avec les Vénitiens et même avec le diable : je ramasse tout mon argent, j’assemble tous mes amis, je joue mes dernières ressources, et, une fois à Pise, j’emploie tout ce qui me reste de forces à faire du mal aux Florentins. » Machiavel essaya de le tromper encore ; il savait