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IV

Selon M. Taine, qui n’a fait là que reprendre, en le renforçant, un argument cher à Joseph de Maistre et à son école, l’une des grandes erreurs de la révolution, l’erreur capitale peut-être, serait d’avoir prétendu légiférer pour « un homme abstrait, » pure entité métaphysique, « formé par le retranchement de toutes les différences qui séparent un homme d’un autre, un Français d’un Papou, un Anglais d’un Breton contemporain de César. » Sur les conséquences de cette première erreur, innombrables, énormes, infinies, l’historien ne tarit pas ; à vingt reprises et en cent manières différentes, quand on croit les avoir épuisées, il y revient encore, toujours plus âpre et plus éloquent ; et il a raison, puisque si le reproche est fondé, nous ne saurions disculper, en effet, la Convention ni la Constituante elle-même, la Constituante surtout, de l’avoir encouru. Mais de savoir s’il est fondé, c’est une première question ; et si M. Taine a sa façon de la trancher, il y en a d’autres. Je n’ignore ni ne méconnais aucun des argumens qu’il peut faire valoir à l’appui de la sienne. Oui ; nous connaissons, pour les avoir rencontrés, pour les coudoyer tous les jours, des Français, des Anglais, des Allemands, organismes complexes, produits actuels d’une lente élaboration de l’histoire, nous ne connaissons point « l’homme, » l’homme naturel de Jean-Jacques et de Diderot, l’homme abstrait de nos déclarations des droits, et, s’il a jamais existé, ce n’est que dans l’imagination de nos philosophes du XVIIIe siècle. Oui encore ; les diverses races d’hommes qui se sont partagé le monde ne diffèrent pas plus entre elles par les linéamens du visage ou la couleur de la peau que par leurs aptitudes originelles d’esprit ; et si les peuples sont quelque chose de plus qu’une expression géographique, l’histoire, entre deux nations jadis issues d’une même origine, s’est chargée de mettre la diversité que n’avait point instituée la nature. Un philosophe dirait que c’est en s’opposant que les nations se posent ; qu’elles ne prennent conscience de ce qui les constitue qu’en la prenant en même temps ou d’abord de ce qui les différencie ; et que ce Français, cet Anglais, cet Allemand ne se connaissent eux-mêmes qu’autant qu’ils savent chacun se distinguer l’un de l’autre. Et oui, enfin ; s’il est un homme, un Français du xvm8 siècle est un Français d’abord, et ensuite un Français du XVIIIe siècle, en qui le passé de sa race a comme imprimé des traces si particulières, qu’entre un Anglais et lui, quoique l’Anglais aussi soit un homme, à peine peut-on dire, selon le mot fameux, qu’il y ait plus de ressemblance qu’entre le Chien, constellation céleste, et