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soldats, de ses apôtres et de ses martyrs. » C’est Tocqueville qui parle ainsi, que l’on ne soupçonnera peut-être ni d’avoir manqué de perspicacité, ni d’avoir secrètement penché vers la démagogie. Et je ne saurais mieux faire, pour avoir achevé de montrer ce qui manque au livre de M. Taine, que de continuer et achever la comparaison. M. Taine a traité l’histoire de la révolution comme si, traitant celle de la réforme, il n’eût voulu voir d’autres causes à cette autre révolution que la cupidité de quelques principicules allemands ou la brutale impatience d’Henri VIII, roi d’Angleterre, à répudier Catherine d’Aragon. Mais c’est à lui que je l’oserai demander : une telle histoire de la réforme, penserait-il qu’elle fût complète ? qu’elle fût équitable ? qu’elle fût philosophique ?


Nous avons librement discuté le livre de M. Taine, d’autant plus librement que nous professons une admiration plus vive pour le grand talent de l’écrivain, un respect plus profond pour la sincérité, j’ai dit pour l’ingénuité de l’historien et du philosophe. Que les idées neuves et hardies se pressent dans ces trois volumes, nous nous sommes efforcés de le montrer ; mais peut-être n’avons-nous pas assez dit combien les belles pages y abondent. Il y en a sans doute quelques-unes d’étranges, et, avec les gros mots, un étalage inutile d’érudition historique nous gâte parfois les plus belles. Croit-on, d’ailleurs, nous avoir expliqué Danton pour l’avoir comparé à Mandrin ou Cartouche ? et si je ne connais pas Saint-Just, me le fait-on mieux connaître en le comparant au calife Hakem ? Où prend-on le calife Hakem ? et suis-je, en conscience, obligé d’avoir des renseignemens si précis sur Mandrin ? Je n’aime pas beaucoup non plus ces comparaisons ingénieuses, mais hasardeuses, que M. Taine emprunte à la mécanique, à la physiologie, à l’histoire naturelle et qui me font toujours craindre, si par hasard elles étaient inexactes, pour les lois psychologiques, intellectuelles ou morales que M. Taine croit avoir démontrées à leur aide. Mais quand à ces observations j’en pourrais ajouter cent autres, il ne serait pas moins vrai que, si M. Taine a quelquefois mieux composé, jamais du moins il n’a fait preuve de plus d’aisance dans la force ou de plus de justesse dans l’éclat que dans ces trois volumes. C’est ce qui les distingue dès à présent de nos autres histoires de la révolution, sans même en excepter les plus justement renommées ; c’est ce qui les soutiendra dans l’avenir contre les histoires plus vraies, qu’il viendra bien un temps d’écrire ; et c’est en terminant ce qu’il eût été bien injuste de ne pas dire plus clairement que nous ne l’avions dit.


FERDINAND BRUNETIERE.