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dans laquelle il était dit qu’après avoir vainement essayé d’échanger les Russes, prisonniers en France, contre des Français prisonniers en Angleterre et en Autriche, le premier consul venait d’ordonner qu’ils seraient renvoyés en Russie, sans échange, avec tous les honneurs de la guerre, habillés à neuf, réunis, et leurs drapeaux restitués. On en comptait six mille environ, et M. de Talleyrand s’informait de la route qu’ils devaient suivre. Un exemplaire de cette lettre fut confié à M. de Bourgoing, qu’on croyait en état de la faire parvenir à destination ; un autre exemplaire à un officier russe qu’on mit en liberté afin qu’il pût la porter à Saint-Pétersbourg.

M. de Bourgoing était toujours à Hambourg. Au reçu des ordres du premier consul, il se décida à tenter une démarche auprès du représentant russe, M. de Mourawief. Il chargea son secrétaire, M. de Rayneval, d’aller demander en son nom, « un entretien intéressant pour les deux gouvernemens. » Mais il fut impossible à M. de Rayneval d’arriver à M. de Mourawief, et même de faire accepter par les gens de la légation le billet de M. de Bourgoing. Ce dernier écrivit alors, et deux fois de suite, par la petite poste ; ses lettres restèrent sans réponse. Il en expédia une autre plus pressante. Il y donnait à entendre que M. de Mourawief se compromettait en repoussant les ouvertures du gouvernement français ; puis il ajoutait : « Empruntez pour me répondre une main étrangère. Ne me nommez ni sur le dessus, ni dans le corps de la lettre; n’y insérez pas un mot qui indique le sujet de la mienne. Enfin, adressez-la-moi sous le couvert de M. de La Croix, chez qui j’irai la prendre sans lui rien laisser soupçonner, ou bien à la même adresse, sous l’enveloppe de mon hôtel d’Altona. » Cette instance nouvelle, en dépit des précautions qu’elle conseillait, n’eut pas plus de succès que les précédentes. Il y fut répondu en ces termes : « Ne pouvant converser avec M. de La Croix sans une autorisation expresse, on saurait moins encore se charger d’une lettre quel qu’en soit le contenu. C’est la seule réponse qu’on soit en état de faire. » En faisant connaître à M. de Talleyrand l’insuccès de ses premières tentatives, M. de Bourgoing l’attribuait à la pusillanimité de M. de Mourawief. « Il n’a de fortune dans le monde que sa place et il sait que le plus léger caprice de Paul Ier peut la lui faire perdre[1].

  1. Pour aider à comprendre les craintes de M. de Mourawief, il faut rappeler la rigueur avec laquelle Paul Ier traitait ceux de ses fonctionnaires qui excédaient ses ordres. Accepter une lettre des mains du ministre de France, c’eût été paraître supposer que le tsar pourrait, malgré son aversion pour les principes révolutionnaires, se rapprocher un jour du gouvernement français, et cette supposition, pas un de ses ambassadeurs n’aurait osé la faire. Un de ses généraux, traversant Hambourg, refusait d’aller dîner chez le banquier de Russie, parce que ce banquier était marie à une Française.