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Son crédit était aussi grand qu’était vive la haine qu’il inspirait. Protégé par lui, le ménage Chevalier eut tout à souhait. Le mari, bien qu’on l’accusât d’avoir été un des plus cruels instrumens de la terreur, devint directeur du Théâtre-Français. Il reçut à titre honorifique le grade de major dans la garde, la dignité de conseiller de collège ; il fut fait chevalier de Malte. La femme put trafiquer de son influence, vendre à un haut prix ses services. Elle les vendit à des émigrés français aussi bien qu’à des sujets russes. Sa vénalité était proverbiale. Elle abusa de son pouvoir. Elle ne voulut pas que d’autres qu’elle participassent aux plaisirs de l’empereur. La Valville ne fut plus admise qu’à de rares intervalles à jouer la tragédie sur les théâtres de Gatschina et de l’Hermitage. Les comédiens italiens, allemands et russes en furent bannis. L’empereur, désireux d’entendre une comédie d’Auguste Kotzebue, qui dirigeait le théâtre allemand, commanda quatre fois le spectacle, et quatre fois la Chevalier parvint à l’empêcher. Il n’était question, dans la capitale, que du luxe de ses toilettes et de ses appartemens où, assistée de son mari, tout enflé d’orgueil, elle recevait la haute société. Elle touchait un traitement fixe de treize mille roubles. Ses représentations à bénéfice lui en rapportaient vingt mille. On tenait à honneur d’y assister pour s’assurer sa protection, à payer les places au prix qu’elle en exigeait. Tous les mois son banquier expédiait, hors de Russie, les fonds qu’elle déposait chez lui.

Telle était la femme qui, par l’intermédiaire de Bellegarde, allait être chargée de faire parvenir au comte Panin et d’appuyer, auprès de l’empereur, la lettre de M. de Talleyrand, et d’annoncer que le premier consul n’attendait qu’une réponse pour écrire lui-même au tzar. Est-ce par cette voie que la lettre arriva à sa destination? Est-ce, au contraire, par l’officier russe à qui Talleyrand en avait confié un exemplaire? Probablement par les deux côtés à la fois.