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Novatianus, et disposé à se scandaliser de l’indulgence de Cyprien et de celle de Cornélius ; Cyprien s’attache donc à justifier à la fois et lui-même et l’évêque de Rome, et sans entrer dans le détail de ces justifications, elles se réduisent à ce sentiment, qu’un gouvernement spirituel, tout comme un autre, est bien obligé de rabattre, dans la pratique, des principes qu’il a d’abord mis en avant. Un détail curieux est qu’on accusait Cornélius d’être lui-même un libellatique. Cyprien déclare que cela est faux, et je m’en rapporte volontiers à ce qu’il déclare ; mais pour qu’on ait pu l’en accuser, il faut admettre qu’on ne savait pas bien au juste quels étaient ceux qui se sauvaient dans la persécution au moyen de ces certificats ; c’est-à-dire que l’autorité romaine poussait la complaisance, à l’égard de certains personnages, jusqu’à ne pas publier ce qu’elle avait obtenu d’eux ; de sorte que, si un chrétien notable traversait des temps mauvais sans être inquiété, ce pouvait être parce qu’il s’était mis à l’abri par quelque démarche, comme ce pouvait être aussi qu’on ne s’était pas occupé de lui. Cyprien est évidemment plus embarrassé, pour Cornélius, de l’histoire de l’évêque Trophime. Cet évêque avait sacrifié, et la plupart de ses fidèles avec lui ; mais sur sa demande de rentrer dans l’église, Cornélius avait assemblé des évêques et obtenu qu’ils le reçussent dans leur communion, lui et les siens. Il le fallait bien : derrière Trophime il y avait tout un peuple qu’il ramenait avec lui, et qui pouvait passer au schisme avec lui si on le rejetait ; c’est-à-dire qu’on l’a reçu pour ne pas l’abandonner à Novatianus. Et qui sait si ceux qu’on repousse ne seraient pas tentés même de retourner aux gentils ? Voilà à quels ménagemens l’église était réduite, tant qu’elle n’avait pas la force pour appuyer ses décisions. Cyprien assure, d’ailleurs, que Trophime n’est plus qu’un simple membre de son église, un laïque ; il demeure déchu de l’épiscopat, sauf, j’imagine, à y rentrer plus tard, quand le scandale serait oublié. Cyprien ramasse d’ailleurs avec beaucoup d’art tout ce qui peut incliner l’esprit vers l’indulgence. Il renvoie aux stoïques (c’est un trait contre Novatianus) ceux qui se refusent à la pitié. Rejeter les Tombés, c’est diminuer, pour le combat prochain, le nombre des soldats ; de ceux mêmes qu’on repousse, il peut sortir une autre fois des confesseurs et des martyrs. Et, d’un autre côté, c’est calomnier les chrétiens de croire qu’il n’y aura plus de braves si on a été clément aux faibles. Le pardon accordé aux libertins n’a jamais ôté leur vertu aux chastes et n’empêche pas que l’église ne soit pleine de vierges. Il y a eu pourtant des esprits sévères qui se refusaient à pardonner aux pécheurs ; mais pour cela ils n’ont pas fait schisme, ni rompu avec les indulgens. Cyprien ne pouvait détourner plus adroitement un évêque de se laisser entraîner au parti qui a déchiré l’église.