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l’homme à bonnes fortunes, celui qu’un contemporain appelait « le satyre ordinaire des jolies femmes. » Il en est d’autres, au contraire, qui, fixés de bonne heure, furent des époux modèles et ne firent parler d’eux que par leurs succès dramatiques. La Grange est du nombre. Il ne se maria qu’en 1672, à trente-deux ans; mais, si dans les années qui précédèrent, il eut, lui aussi, ses aventures, il était discret, qualité rare en ce genre de commerce, et elles ne firent aucun bruit. Celle qu’il choisit pour femme, sa camarade, Marie Ragueneau, familièrement appelée Mlle Marotte, bien qu’elle s’intitulât Mlle de L’Estang, ne semblait guère destinée à cette union. C’était la fille d’un pâtissier mauvais poète, dont une passion malheureuse pour les vers et le théâtre firent, après l’avoir ruiné, un moucheur de chandelles dans la troupe provinciale de Molière. Elle avait un an de plus que son mari, peu de beauté, semble-t-il, et aucune dot. Ancienne femme de chambre (c’est-à-dire, en style de théâtre, élève et suivante] de Mlle de Brie, elle n’avait pas appris grand’chose à cette bonne école. Molière ne lui confia, dans ses pièces, que des rôles de pure figuration, comme Marotte des Précieuses ridicules et Aglaure de Psyché, ou des personnages d’un comique marqué, comme l’héroïne de la Comtesse d’Escarbagnas. Non-seulement, après plus de douze ans, elle ne faisait pas officiellement partie de la troupe, mais c’était à peine une pensionnaire, presque une gagiste. Elle ne fut vraiment admise qu’après son mariage, en considération des services de son mari, et à demi-part; on la réduisit à quart de part après la réunion de 1680, et il fallut les justes réclamations de La Grange pour que l’autre quart lui fût rendu. Aux petits rôles qu’elle attrapait de ci de là, elle joignait les fonctions de « préposée à la recette, » ce qui suppose des aptitudes financières; et peut-être cela contribua-t-il à séduire La Grange, qui en avait de très marquées. En tout cas, ce mariage était entièrement à l’avantage de l’épousée, y compris le contrat; aussi, selon la juste remarque de M. Edouard Thierry, Marie Ragueneau comparut-elle devant le notaire avec un cortège triomphal de parens et d’amis, tandis que La Grange se présentait modestement accompagné de son frère Verneuil et d’un seul ami, Pierre de La Barre, « ordinaire de la musique du roi. » Mlle de La Grange se montra-t-elle du moins reconnaissante du choix de son mari? L’auteur de la Fameuse Comédienne, vraie harpie qui salit tout ce qu’elle touche, lui prête des amans. En revanche, Tralage, dont le témoignage est plus sérieux, la comprend, avec son mari, au nombre des comédiens qui « vivoient bien, régulièrement et même chrétiennement. » Quoi qu’il en soit, pas plus après son mariage qu’avant, que sa femme