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masse, des supplices raffinés : à Kéniéra, saccagé par Samory, on trouva deux cents captifs enchaînés et brûlés. La guerre sainte était surtout une guerre de négriers ; l’islamisme parcourait le pays avec le glaive pour moyen, le pillage et la traite pour but. Ce sont ces expéditions dévastatrices d’El-Hadji et de ses fils qui ont presque dépeuplé la région comprise entre Médine et Tombouctou, détruit les restes d’organisation qu’avaient conservés les Bambaras et les Mandingues, arraché du sol des populations autrefois sédentaires, et si bien opéré par la déportation en détail, c’est-à-dire la traite, ou par la déportation en masse, c’est-à-dire l’émigration, qu’ils ont changé le pays en désert.

Jusqu’à présent, ils ont plutôt exploité que converti les vaincus. El-Hadji, en particulier, semble avoir été un médiocre missionnaire : tout au plus offrait-il aux rois des villages de leur laisser la vie s’ils voulaient réciter le salam, c’est-à-dire se reconnaître musulmans. Pour la masse de la population, il ressentait le mépris du Toucouleur pour le noir pur, du croyant pour l’infidèle, et ne daignait même pas essayer de les prêcher : il trouvait plus commode de leur appliquer dans sa rigueur la loi du Koran, suivant laquelle l’idolâtre doit être soumis au tribut ou exterminé. Aussi les individus et les villages convertis sont-ils à l’état d’exception. La masse des Bambaras et des Mandingues est restée fétichiste. Elle témoigne pour l’islamisme une horreur profonde : les boissons alcooliques étant un mode de protestation, elle en abuse; maintes fois les indigènes se sont fait apporter du dolo pour montrer à nos envoyés qu’ils n’étaient pas musulmans, et ont exigé d’eux qu’ils en bussent, afin de s’assurer que les Français n’avaient rien de commun avec les Toucouleurs. Même les convertis sont, comme on disait chez nous au XVIIIe siècle, de mauvais convertis. Ils ont conservé sous un islamisme d’écorce toutes les pratiques du fétichisme, mêlant, dans leur parure de guerre, au chapelet arabe les gri-gris et les amulettes des ancêtres. Tandis que les Ouolofs du Bas-Sénégal et les Peuhls qui environnent nos plus anciens établissemens sont des musulmans convaincus, les Soninkés, les Bambaras et les Mandingues islamisés sont des croyans très tièdes et n’éprouvent aucun fanatisme contre l’Européen.

Parmi les peuplades fétichistes, la haine de l’islam s’unit à l’amour de l’indépendance pour rendre plus vive leur résistance à l’oppresseur. Les Bambaras racontent avec orgueil comment le roi de Fangala, sommé par El-Hadji de réciter le salam, préféra se laisser massacrer avec tous les siens. Beaucoup de leurs tribus ont réussi à repousser le prophète ; c’est leur résistance qui amena sa mort tragique ; et parmi celles qui, un moment, se sont soumises