Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/793

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fille, âgée de onze ans, touche le clavecin de la manière la plus brillante ; elle exécute les plus grandes pièces et les plus difficiles avec une précision à étonner. Son frère, qui aura sept ans au mois de février prochain, est un phénomène si extraordinaire qu’on a de la peine à croire ce qu’on voit de ses yeux et ce qu’on entend de ses oreilles. C’est peu pour cet enfant d’exécuter avec la plus grande précision les morceaux les plus difficiles, et cela avec des mains qui peuvent à peine atteindre la sixte ; ce qui est incroyable, c’est de le voir jouer de tête pendant une heure de suite, et là s’abandonner à l’inspiration de son génie, et à une foule d’idées ravissantes qu’il sait encore se faire succéder les unes aux autres avec goût et sans confusion. Le maître de chapelle le plus consommé ne saurait être plus profond que lui dans la science de l’harmonie et des modulations qu’il sait conduire par les routes les moins connues, mais toujours exactes. Il a un si grand usage du clavier qu’on le lui dérobe par une serviette qu’on étend dessus, et il joue sur la serviette avec la même vitesse et la même précision. C’est peu pour lui de déchiffrer tout ce qu’on lui présente ; il écrit et compose avec une facilité merveilleuse, sans avoir besoin d’approcher du clavecin et de chercher ses accords. Je lui ai écrit de ma main un menuet, et l’ai prié de me mettre la basse dessous; l’enfant a pris la plume et, sans approcher du clavecin, a mis la basse à mon menuet. Vous jugez bien qu’il ne lui coûte rien de transposer et de jouer l’air qu’on lui présente dans le ton qu’on exige ; mais voici ce que j’ai encore vu et qui n’est pas moins incompréhensible. Une femme lui demanda l’autre jour s’il accompagnerait bien, d’oreille et sans la voir, une cavatine italienne qu’elle savait par cœur. Elle se mit à chanter ; l’enfant essaya une basse qui ne fut pas absolument exacte parce qu’il est impossible de préparer d’avance l’accompagnement d’un chant qu’on ne connaît pas, mais, l’air fini, il pria la dame de recommencer et, à cette reprise, il joua non seulement, de la main droite, tout le chant de l’air, mais il mit de l’autre la basse sans embarras ; après quoi il pria dix fois de suite de recommencer, et à chaque reprise il changea le caractère de son accompagnement ; il l’aurait fait répéter vingt fois si on ne l’avait fait cesser. Je ne désespère pas que cet enfant me fasse tourner la tête si je l’entends encore souvent ; il me fait concevoir qu’il est difficile de se garantir de la folie en voyant des prodiges. »

Deux ans plus tard, après avoir conduit ses enfans en Angleterre et en Hollande, le maître de chapelle repassa par Paris. Grimm raconte de nouveau, à cette occasion, l’effet que produisit le jeune virtuose, et d’une manière qui fait, de cette page comme de la précédente, l’une des pièces les plus intéressantes de la biographie