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plusieurs milles où figuraient, après le président et les représentai de tous les pouvoirs publics, des députations venues de tous les points du territoire. Le trait le plus caractéristique de ces funérailles fut la présence de deux anciens généraux confédérés, Joe Johnson et Buchner, qui tenaient les cordons du char funèbre avec les deux principaux lieutenans de Grant, les généraux Sherman et Sheridan, et celle de nombreuses députations d’anciens soldats des armées confédérées. Vainqueurs et vaincus s’unissaient donc derrière ce cercueil dans une commune manifestation de regrets. Le temps a fait son œuvre d’apaisement; les populations du Sud ont recouvré tous leurs droits : elles voient même à la tête de la république le président de leur choix; il ne pouvait leur coûter d’effacer de leur souvenir les luttes sanglantes de la guerre civile et les heures de la persécution. Maintenant qu’elles ont repris leur place au foyer commun, tous ces enfans d’une même patrie devaient honorer ensemble le citoyen illustre dont la gloire fait désormais partie du patrimoine national.

Grant fut un général constamment heureux ; fut-il un grand capitaine, un stratégiste habile ? Nous devons laisser à de plus compétens le soin de prononcer. Si l’occupation de Paducah, l’attaque de Vicksburg, la marche de Sherman à travers la Géorgie et les Carolines, furent des inspirations heureuses dont l’événement justifia la hardiesse, il semble que le succès de la campagne de Virginie ait été dû surtout à l’indomptable énergie dont il fit preuve, à l’intrépidité de lieutenans héroïques, tels que Hancock, Sheridan et Hooker, enfin à la bravoure de soldats aguerris qu’il ne ménagea en aucune occasion ; dans cette succession de coups de force, on n’aperçoit point de ces manœuvres savantes qui ont illustré d’autres capitaines, dont les campagnes sont étudiées comme autant de leçons dans l’art de vaincre. Comme président, son administration a donné lieu à de graves critiques : ses fautes n’eurent d’excuses que sa sincérité, la bonne foi avec laquelle il croyait agir pour le bien du pays et son désintéressement. Toutes les erreurs de sa vie n’ont-elles pas été expiées par une agonie de dix-huit mois, et ne sera-t-il pas beaucoup pardonné à ce vieux soldat, qui, après avoir conduit un demi-million d’hommes au combat, après avoir occupé pendant huit ans la première magistrature de son pays, après avoir été l’hôte fêté des souverains et des peuples, eut, au milieu de sa lutte contre la souffrance, pour pensée unique, pour dernière joie et pour consolation suprême de gagner par sa plume un morceau de pain pour sa veuve et pour ses enfans ?


CUCHETAL CLARIGNY.