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après trois siècles ; mais elles avaient oublié de le défendre contre les jalousies du commerce de la métropole et ses exploitations ruineuses. Les ordonnances successivement arrachées aux rois se résumaient en une prohibition générale de travailler et de produire, en une obligation imposée de consommer les produits de la métropole. Elles allaient jusqu’à enlever aux colons le droit de transformer en farine le blé qu’ils récoltaient pour les obliger à consommer des farines d’Espagne. Un jour, cependant, malgré les ordonnances et les prohibitions, un colon eut l’idée de construire aux confins de la ville un moulin à vent pour y moudre les blés de la colonie et tenta d’exporter au Brésil la farine que l’on échangerait contre des nègres ; la consommation que l’on avait faite des malheureux Indiens rendait cette importation nécessaire. Le commerce espagnol mit contre ce moulin flamberge au vent ; ce fut une bataille en règle, dont la tactique semble avoir été prévue par Cervantes ; mais, cette fois, le moulin fut battu et dut rentrer ses ailes. Comment d’ailleurs nous étonner de ces étranges principes économiques, mis en pratique du XVIe au XVIIIe siècle, quand la France a proclamé les mêmes au XIXe ? Pendant vingt ans, une loi qui n’a rien à envier aux ordonnances de Cadix n’a-t-elle pas interdit l’entrée en France des blés d’Algérie !

Le résultat fut en raison directe de la sagesse du principe. La chronique nous dépeint sous des couleurs sombres l’aspect de la campagne pampéenne encore à la fin du siècle dernier. Elle était dans un état complet de barbarie : les habitations n’y étaient ni beaucoup meilleures, ni plus commodes que celles que possédaient les Indiens au temps de la conquête ; pour tout meuble, une outre à conserver l’eau, une corne pour la boire ; pour siège, une tête de bœuf, quelques cuirs pour s’y reposer; et, pour se couvrir la nuit, quelques peaux de moutons à l’état brut. La terre valait de 2 à 20 piastres la lieue carrée espagnole, soit de 10 à 100 francs les 2,700 hectares; le roi d’Espagne était le vendeur; il fallait recourir à la métropole et à l’administration de la colonie pour obtenir ses titres en règle ; cette formalité demandait au moins huit ans et coûtait plus de 400 piastres. Les habitans se gardaient bien de solliciter les libéralités coûteuses du gouvernement et préféraient occuper sans titres les terrains vagues, dont le nombre et l’étendue étaient considérables. Il faut attribuer à ce déplorable état social l’abandon où est restée, en même temps que la campagne, l’agriculture. La défense d’exporter des farines subsistait encore en 1801; le campagnard avait jeté, depuis longtemps, le manche après la houe et remplacé le pain par la viande, produite sans travail. Les lois restrictives amenaient le même résultat que les prohibitions douanières du corn-law en Angleterre ; elles déshabituaient le peuple de la