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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/896

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de consommation ; le maraîcher qui est à votre porte cultive des fruits et des légumes qu’il ne peut vous vendre au prix de ceux qui encombrent le marché, qui ont fait deux cents lieues pour y parvenir et dont le prix est grossi de frais multiples de transport et de nombreux intermédiaires : Londres reçoit les fruits de la banlieue de Paris, les Parisiens ceux des régions méridionales, qui elles-mêmes consomment ceux de Naples pendant que Naples recourt aux fruits algériens. Le produit des cultures dépendait autrefois des procédés locaux et traditionnels, il dépend de l’application de procédés scientifiques; l’élément primordial n’est plus le travail, c’est le climat et le prix de la terre, aujourd’hui qu’il n’y a plus de pays éloigné, que l’industrie des transports a tellement bouleversé l’ordre et la valeur des productions agricoles que, sur le globe, il n’y a plus nulle part de saison spéciale pour aucune, que les circonstances locales n’ont plus aucune influence sur les prix. L’agriculteur effrayé, ne sachant ni quoi accuser ni qui implorer, fuit le champ qui ne peut plus le nourrir, émigré vers les villes pour y exercer un état mal appris ou y chercher un salaire ; il y trouve une vie difficile, pleine de déceptions et de privations ; il sait bien qu’il fait fausse route; la science sociale le lui prouve théoriquement; son expérience le lui démontre mieux encore ; mais ce que rien ne lui indique, c’est cette grande et belle route de l’océan, au-delà duquel s’étendent tant de vastes pays où chacun peut choisir sa place au soleil, sentir sous ses pieds une terre à lui, conquise par son travail, fertilisée par ses efforts, où il trouve, sans en prendre souci, la solution du problème de la vie, et d’où, reportant sa pensée vers la patrie lointaine, il jouit de cette satisfaction, que les Français ignorent, de travailler pour elle en même temps que pour lui, de conquérir un coin de terre à son influence, répandant autour les idées qui émanent d’elle et l’usage de sa langue, la connaissance de ses productions littéraires et scientifiques, et, dans l’ordre matériel, ouvrant un nouveau débouché aux produits de son industrie, un nouveau champ que son commerce pourra exploiter.

Cette conquête du globe par le prolétaire est la grande destinée de notre siècle. Cette œuvre isolée des individus,-ces efforts personnels auront des résultats plus prompts que les conquêtes ou les protectorats à main armée; c’est le devoir de la science sociale de les diriger en étudiant les mœurs locales et les conditions économiques de tous les pays où ils ont chance de réussir, et en donnant la loi spéciale de cette évolution moderne dans chaque région du globe.


EMILE DAIREAUX.