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— « Mais, lui dis-je, comment tant d’abus sont-ils possibles? Vous avez une administration autonome, une diète nationale et même une sorte de vice-roi, votre ban de Croatie. — Chimères, apparences; un vrai trompe-l’œil, reprit le Croate, avec plus de violence encore. Le ban n’est pas le représentant de l’empereur, mais la créature des MM. de Pesth. C’est le ministère hongrois qui le désigne, et il n’a d’autre mission que de nous magyariser. L’administration dite nationale est aux mains d’employés qui n’ont qu’un seul but : plaire aux gouvernans hongrois, de qui leur sort dépend. Notre diète ne représente pas le pays, car les élections ne sont pas libres. Vous ne pouvez vous imaginer les moyens d’intimidation, de pression et de corruption mis en œuvre pour faire échouer les candidats nationaux. Notre presse est soumise à une répression plus draconienne que du temps de Metternich. Tout article d’opposition, si modéré qu’il soit, amène la saisie du numéro et même celle des caractères de l’imprimerie. Au sein de la diète, les députés de l’opposition sont réduits au silence s’ils veulent exposer franchement les griefs du pays. Les rayas en Bosnie étaient plus libres que nous ne le sommes, sous notre prétendu régime constitutionnel. Qu’espèrent les Magyars? Anéantir chez nous le sentiment national et la langue de nos pères, au moment où les progrès de l’instruction lui donnent une nouvelle force et un nouvel éclat? Quelle démence! Convertir notre état autonome en un comitat hongrois? Sans doute, puisqu’ils ont la force, ils peuvent violer le droit et nous enlever nos privilèges. Mais en ce faisant, ils feront naître en nos âmes une haine implacable qui un jour aboutira à de terribles représailles. Ont-ils donc oublié le ban Jellatchich marchant sur Bude en 1848? Sa statue, sur la grande place d’Agram, montre, de la pointe de son épée, le chemin de la vengeance, que nous reprendrons quand l’heure aura sonné. Ils devraient se souvenir qu’ils sont cinq millions perdus au milieu de l’océan slave, qui un jour les engloutira. »

La question exposée par mon interlocuteur, au point de vue des patriotes croates intransigeans, est si importante que je crois devoir en dire quelques mots. Au moment où les revendications des Tchèques viennent de triompher en Bohême, le mouvement jougo-slave est-il appelé à l’emporter également? De ce point dépendent évidemment les destinées de l’Autriche et, par conséquent, celles de tout le Sud-Est de notre continent. L’Amgleich, l’accord conclu en 1868 entre la Hongrie et la Croatie, sous les auspices de Deak, est en quelque mesure, la répétition de celui qui existe entre la Cisleithanie et la Transleithanie. La Croatie a conservé sa diète qui règle toutes les affaires intérieures du pays. Ce qui concerne l’armée, les