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En choisissant pour sujet le cycle d’Arthur, Tennyson mettait le pied sur un terrain qui devait le porter. Il suivait l’indication que le public lui avait donnée en plaçant hors de pair, par son accueil enthousiaste, le fragment paru en 1842.

Nous avons vu In memoriam formé par un amoncellement de feuilles volantes. Le Conte d’amour a été repris et achevé après un quart de siècle. Maud est composé de trois morceaux écrits à des dates différentes et dans des états psychologiques tout opposés. Les Idylles du roi, plus qu’aucune autre œuvre de Tennyson, sont nées d’inspirations distinctes, laborieusement soudées l’une à l’autre par un effort qui demeure trop visible. Ainsi s’est construite plus d’une résidence royale. Tantôt ajoutant une aile, tantôt exhaussant un étage, Tennyson a transformé un pavillon de chasse en un château, ou plutôt, — comme il a été dit de Fontainebleau, — en un rendez-vous de palais, d’âge et de style différens. Trente-six ans s’écoulent, si nous comptons bien, entre le moment où le poète écrit la Mort d’Arthur, et celui où il livre au public le Dernier Tournoi. En 1870, l’œuvre étant presque complète, un vieil ami de Tennyson, le doyen Alford, se charge d’expliquer aux lecteurs[1] le plan général du poème et l’ordre dans lequel doivent être lues les Idylles. De ce jour date une controverse qui dure encore : les uns acceptent, les autres refusent d’admettre les Idylles du roi parmi les épopées.

Non, Dieu merci ! ce n’est pas une épopée. L’épopée suivait son héros partout où il passait, sans rien abréger, sans rien omettre, sans oublier un seul trait du monde homérique ou chevaleresque qui se déployait sur sa route. Le soir, elle conduisait le cheval à l’écurie, retirait au chevalier chaque pièce de son armure, couchait soigneusement le soleil dans la mer pour le réveiller le lendemain matin au-delà de la montagne. Elle respectait le cours lent des heures, dénombrait les armées jusqu’au dernier homme, répétait mot à mot les discours tels qu’on les avait prononcés. La civilisation moderne est sortie de l’enfance, et, en attendant qu’elle y retombe, il faut lui offrir autre chose que les poétiques rabâchages de l’épopée. Nous voulons, d’une figure, ses traits caractéristiques ; d’une vie, ses momens héroïques. Nous ne jouissons du sentiment et de l’idée que sous une forme condensée, de même qu’on respire plusieurs champs de roses dans un flacon d’essence. Au lieu de récits, nous demandons des scènes épiques, sans lien narratif, sans autre rapport entre elles qu’une relation d’harmonie et de convenance aisément perçue par notre esprit. Tels sont les tableaux ou Idylles de Tennyson.

  1. Contemporary Review, janvier 1870.