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La première impression est charmante ; mais il s’y mêle une vague inquiétude. Quel est ce nouveau pays, tant de fois entrevu en songe, jamais rencontré dans l’histoire ? Nous apercevons de vieilles villes étranges, aux pignons pressés, aux murs hérissés de mystérieuses botes ; des châteaux dont les tourelles se confondent avec la roche qui les porte sur sa dent la plus aiguë ; des armures argentées par un rayon de lune ; des jeunes filles, délicieusement belles, aux tresses d’or et aux yeux violets, qui galopent ; à travers les bois, sur des chevaux blancs comme le lait. Les figures qui nous entourent ont quelque chose de bizarre, d’imposant, de surhumain. Hommes et choses ne nous apparaissent pas comme s’ils étaient directement perçus, mais plutôt comme s’ils se reflétaient dans un lac profond. Le léger frisson de l’eau fait trembler les contours et donne aux traits une sorte de fluctuation. Au-delà de l’image transparente, on distingue le fond, un lit de sable brillant, une verdure éclatante, et cet abîme nous attire !

Quels êtres voyons-nous ? Des hommes ou des fantômes ? Par momens leur étreinte est une étreinte humaine ; nous croyons voir un sang chaud, vivant, monter de leur cœur à leurs joues. Puis ils se dérobent, fuient dans le passé jusqu’au-delà des limites de l’histoire. Certains traits semblent préciser une date, caractériser une race. Le sentiment de docilité protectrice dont les deux frères d’Elaine entourent leur sœur conviendrait bien à deux English boys revenus pour passer à la maison les vacances de l’université. Quand nous entrons dans le manoir où le père d’Enide donne l’hospitalité à Gérain, nous reconnaissons la bonhomie d’un pauvre squire de campagne ; quand la jeune fille desselle le cheval de l’hôte, fait et sert le dîner de ses mains délicates, quand elle s’inquiète, avec sa mère, du costume qu’elle mettra pour paraître à la cour, nous assistons au côté patriarcal de la vie féodale. Toutes les nuances sont observées. On ne parle pas, on ne s’habille pas, on ne dîne point de même à la cour du roi Arthur et dans le petit château du sire d’Astolat. Une réconfortante odeur de rôti s’échappe des cuisines royales auxquelles préside sir Kay, et achève de nous persuader que nous n’avons pas affaire à des ombres. Nous croyons avoir pris pied dans la réalité. Puis, le poète nous emporte, à la suite de sir Galahad, de Lancelot et de Parsival, dans la fantastique recherche du Saint-GraaL La nature se transforme à chaque pas ; la mer, la terre, le ciel, tout est plein de dangers, d’enchantemens, de bruits prophétiques, d’apparitions terribles ; au lieu des spectacles et des contacts auxquels nous sommes habitués, nous ne touchons que l’impalpable, nous ne voyons plus que l’invisible. Comme le pauvre moine auquel on raconte toutes ces belle choses, nous ouvrons de grands yeux et nous perdons de vue