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Je descends au Grand-Hôtel, construit jadis par le prince Michel. C’est un immense bâtiment, dont les chambres ont les proportions des salles de réception du palais des doges. Quand je suis venu ici en 1867, j’y étais presque seul. Aujourd’hui l’hôtel est rempli, et aux petites tables où l’on dîne séparément, comme en Autriche, c’est à peine si je puis trouver place. Cela seul indique combien tout est changé. La ville aussi est transformée. Une grande rue occupe l’arête de la colline, entre le Danube et la Save, et aboutit à la citadelle, qui domine le fleuve sur un promontoire escarpé. Elle est maintenant garnie des deux côtés de hautes maisons à deux ou trois étages, avec des boutiques au premier, dont les étalages exhibent, derrière de grandes glaces, exactement les mêmes objets que chez nous : quincaillerie, étoffes de toute espèce, chapeaux, antiquités, habits tout faits, chaussures, photographies, livres et papier. Les petites échoppes basses et les cafés turcs ont disparu. Rien ne rappelle plus l’Orient : on se croirait en Autriche. A l’endroit où la rue s’élargit et devient un boulevard planté d’une double rangée d’arbres, s’élèvent une statue équestre du prince Michel, dont le nom et le portrait se retrouvent partout dans le pays, et un théâtre de style italien, dont les lignes classiques ne manquent pas d’élégance. Une subvention de 40,000 francs permet d’entretenir une troupe et de jouer parfois des pièces nationales, mais surtout des traductions en serbe d’ouvrages français ou allemands.

Sur le glacis de la forteresse, qui s’appelle Kaligmedan, on a planté un jardin public où, les soirs d’été, les habitans viennent se promener aux sous de la musique militaire, en contemplant le magnifique panorama qui se déroule au pied de ces hauteurs. On y aperçoit, semblable à un lac, le confluent des deux grands fleuves: d’un côté, la Save arrivant de l’ouest ; de l’autre, le Danube, descendant à l’est vers les gorges sauvages de Basiasch, et au nord, les plaines à moitié submergées de la Hongrie se perdant à l’horizon dans un lointain infini. C’est sur ce glacis que les Turcs empalaient leurs victimes. Que de souvenirs horribles, que de récits de massacres et de supplices me reviennent à la mémoire ! Je visitai la citadelle en 1867, quand les troupes ottomanes venaient de l’évacuer et j’y ramassai des petits carrés de papier sur lesquels étaient inscrits trois mots arabes : «O Siméon combattant (contre les infidèles);» vaine protestations de l’Islamisme qui battait en retraite. L’odieux bombardement de 1862 avait décidé l’Europe à intervenir pour mettre un terme à une situation intolérable. L’ancien quartier turc qui s’étendait le long du Danube était complètement désert ; tous les habitans étaient partis, abandonnant leurs maisons. Aujourd’hui elles ont été rasées et les juifs espagnols y ont bâti des demeures nouvelles. De la domination