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Elle s’effrayait aussi de le voir fréquenter une compagnie dissipée et aimer à paraître dans des représentations théâtrales privées, « pour la joie, dit-elle, d’Essex et de sa joyeuse bande, mais pour le péril de l’âme de mon fils. »

Bacon aurait donc écrit les pièces pour satisfaire à un goût naturel et à des besoins d’argent. On remarque, de plus, qu’il en eut le loisir, car sa conduite douteuse, lors du procès d’Essex, ne l’empêcha pas d’encourir la disgrâce d’Elisabeth, et, pendant les dernières années du règne, il fut privé de tout emploi public. En 1613, l’année même où l’on croit généralement que Shakspeare renonça au théâtre, lord Bacon fut nommé attorney général, et tout naturellement, le labeur énorme de cette nouvelle fonction le détourna du théâtre. Ici, les baconiens triomphent, pensant expliquer un mystère qui, depuis deux siècles, a intrigué les critiques : la retraite prématurée de Shakspeare et le silence de ses dernières années, Sans entrer dans une discussion qui me semble vaine, je ferai remarquer que le mystère reste le même : Bacon, comme Shakspeare, passa ses dernières années dans la retraite, et personne n’a prétendu qu’il ait pu écrire aucun drame de 1621 à 1626.

Voilà des argumens historiques. Il en est de critiques. Mrs Pott, dont le zèle est infiniment respectable, a cru en découvrir une nouvelle source en publiant un manuscrit inédit de Bacon, le Promus des formules et des élégances. C’est une collection bien précieuse de toutes les formes du langage, proverbes, bons mots, citations d’auteurs, formules de politesse, que cet esprit coquet et raffiné notait au passage, pour s’en servir dans ses écrits ou dans sa conversation. C’étaient des parures pour la pensée : ornamenta rationalia. Il les recueillait « comme provision et munition préparatoire pour la fourniture du langage et la promptitude de l’invention. » Mrs Pott rend aux lettres et à l’histoire un service notable en publiant le Promus. Sans le paradoxe baconien, le manuscrit eût dormi longtemps encore dans la poussière du British Museum. Ainsi, les erreurs dans les sciences ont souvent leur utilité. Cette publication est d’ailleurs le profit le plus net de la discussion. En effet, les analogies qu’a laborieusement relevées Mrs Pott sont de celles, à nos yeux, qui ne prouvent absolument rien. Souvent ces analogies sont purement imaginaires. S’il en est de réelles, il est aisé de les expliquer : ne serait-il pas extraordinaire qu’il n’y eût aucune rencontre de pensée on d’expression entre deux auteurs si voisins l’un de l’autre et qui avaient sous les yeux les mêmes spectacles, les mêmes hommes et les mêmes livres ? Si l’on prenait fantaisie de comparer Bossuet et Corneille, on ne serait pas surpris de rencontrer des pensées communes et des tours de phrase tout semblables.