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Il y a, selon Mrs Pott, trente-deux raisons de croire que Bacon a écrit les drames de Shakspeare. Trois ou quatre sont curieuses. Ce sont des argumens dès longtemps connus et classés par les baconiens, et dont quelques-uns sont assez fameux parmi eux pour avoir reçu des noms, comme les syllogismes de l’ancienne scolastique. Il y a, par exemple, une phrase d’Aristote que l’on trouve inexactement citée par le poète et le philosophe, sans que l’on connaisse une traduction d’Aristote d’où ils auraient pu tirer leur commune erreur ; il y a aussi une énumération de fleurs et de plantes presque identique chez les deux auteurs. Si l’on admet qu’ils ont pu se faire l’un à l’autre des emprunts, l’observation n’en demeure pas moins intéressante. La correspondance de Bacon a fourni les argumens les plus singuliers. On y trouve des phrases mystérieuses, des mots inexplicables. Une fois, par exemple, il s’agit de « poètes cachés. » Une autre fois, un correspondant de Bacon joue sur ces mots : « mesure pour mesure, » qui sont précisément le titre d’une comédie de Shakspeare. Bacon envoyait toutes ses œuvres, à mesure qu’elles paraissaient, à sir Tobie Matthew, son ami et correspondant familier ; quelquefois, à l’œuvre sérieuse, il joignait une « récréation. » Que pouvaient être ces « récréations, » sinon des pièces de théâtre ? Mais surtout, à une lettre fameuse, et qu’il eût rendue plus claire, s’il eût su quels tourmens il préparait aux critiques futurs, sir Tobie a ajouté un post-scriptum qui fait presque toute la force de la théorie baconienne. Il s’agit ici de l’argument que l’on appelle couramment the Matthew Postscript, Voici la phrase dans toute son obscurité : « L’esprit le plus prodigieux que j’ai connu, de ma nation et de ce côté de la mer, est du nom de Votre Seigneurie, quoique connu sous un autre. » Je ne prétends pas expliquer le sens exact de ce compliment entortillé ; il est possible que sir Tobie ait joué sur les différens noms que porta Bacon, tels que lord Verulam et vicomte Saint-Albans. De plus, il semble probable que Bacon et son confident intime aient fait usage, comme il arrivait souvent dans les anciennes correspondances, d’un jargon convenu dont nous ne possédons pas la clé. Je ne saurais décider ; mais il paraîtra à tous les esprits critiques que quelques obscurités dans la correspondance d’un auteur du XVIe siècle ne peuvent suffire pour trancher d’aussi graves questions.

Tous ces argumens ont été de nouveau mis en lumière par un critique américain qui ne manque ni de finesse ni d’érudition, M. Appleton-Morgan, Le livre de M. Morgan, dont il a paru cette année, à Leipzig, une édition allemande, fort augmentée par l’auteur mérite d’être lu. Il fait au moins ressortir avec un grand relief les difficultés des études shakspeariennes. Ce livre, en effet,