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Il était sans cesse sur la route de Stratford ; il y était lors de la mort de sa mère, car peu de temps après, dans l’église où il avait été baptisé lui-même, il tenait sur les fonts un enfant qui reçut le nom de William Walker. Il y était encore sans doute lorsqu’il donna en mariage au docteur Hall, médecin, sa fille Susanna. A mesure que l’âge lui venait, il se rapprochait plus du lieu natal.

En se rendant à Stratford, il s’arrêtait à Oxford à l’auberge de la Couronne, Crown’s Inn, chez son ami l’honnête aubergiste John Davenant, homme de savoir et d’esprit, aimé des gens de lettres et fort célébré par la poésie locale. L’hôte de la Couronne était de complexion mélancolique, bien qu’il aimât les comédiens et les reçût volontiers lorsqu’ils venaient jouer à Oxford. Il possédait une fort belle femme, renommée par la ville pour ses charmes, son intelligence et l’agrément de ses propos. Après plusieurs autres enfans, Mrs Devenant avait mis au monde, le 3 mars 1606, un fils. Le bon Davenant désira que le fils fût tenu sur les fonts par son illustre ami Shakspeare, et l’enfant, qui devait à son tour acquérir quelque renommée, fut baptisé William. Les méchantes langues, et il n’en manque jamais, ont trouvé à gloser sur ce parrainage. On a fait courir de mauvais propos alors que John Davenant, sa femme et Shakspeare n’étaient plus là pour se défendre. Le pire fut que le filleul, devenu sir William Davenant et poète, ne trouva pas aussi mauvais qu’il aurait fallu qu’on put lui attribuer un tel père ; il défendit sa mère plus mollement qu’on n’aurait voulu ; il laissa dire et sourit. Plus d’un, dans d’autres temps, n’a-t-il pas fait de même, sans que l’histoire fût plus vraie ? La vanité n’épargne rien, pas même l’honneur d’une mère.

Mrs Davenant était la plus honnête femme du monde, je suis incliné à le croire, et les critiques anglais m’y encouragent, car, avec ce souci pudique que nous les avons déjà vus prendre de la mémoire de leur héros, ils ont établi, preuves en mains et par le testament même de sir John, que le ménage Davenant fut le plus tendre des ménages, cité dans tout Oxford comme modèle achevé de l’amour conjugal. Ainsi souvent doit-on renoncer à ce qu’on avait aperçu de romanesque dans la vie d’un grand homme. La vie est bien plus simple qu’on ne l’imagine. N’est-on pas heureux déjà de s’arrêter devant un tableau vrai et pittoresque ? Je me figure Shakspeare, attablé avec ses camarades à la table de chêne de l’auberge gothique, devisant gravement avec l’hôte, gaîment avec l’hôtesse, Rapprochant du berceau où dormait le nouveau-né. Rarement il nous est arrivé de le voir devant nous aussi vivant ; nous aimons à l’imaginer courtois et cavalier, beau diseur et gracieux compagnon, avec sa belle tête chauve encadrée de barbe et d’une couronne de