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lettres, vous aimer et, vous estimer aussi, cela est indubitable, mais ce n’est pas assez. Il faut que vous soyez regardé par lui comme un philosophe indépendant, comme un homme qui s’attache à lui par goût, par estime, sans aucune vue d’intérêt : il faut que vous ayez auprès de lui cette espèce de considération qui vaut mieux que mille écus d’appointemens et qui, à la longue, attire, en effet, des récompenses solides. C’est sur ce pied-là que je vous ai cru tout établi dans son esprit, et c’est de cela que je suis parti toutes les fois qu’il s’est agi de vous. » Frédéric renvoyait au jour où il régnerait la récompense des services qu’on lui rendait ; il fallait donc savoir attendre et chercher à s’assurer l’avenir en se montrant désintéressé dans le présent : — « Je vous répète, poursuit Voltaire, que je suis bien content de la politique habile et noble que vous avez mise dans le refus adroit d’une petite pension… Continuez sur ce ton ; que vos lettres insinuent toujours au prince le prix qu’il doit mettre à votre affection à son service, à vos soins, à votre sagesse, à votre désintéressement, et je vous réponds, moi, que vous vous en trouverez très bien, le vous prédis que vous serez chargé un jour des affaires du prince devenu roi, mais, d’une manière ou d’une autre, soyez sûr d’une fortune. »

La prédiction ne se réalisa pas. Le prince royal une fois arrivé au trône, le chiffre des honoraires de Thiriot avait bien été fixé, mais l’infortuné ne parvenait pas à se les faire payer. Il faut avouer d’ailleurs qu’il s’acquittait médiocrement de son office. Le roi se plaint que son correspondant ne put avoir un rhume sans qu’il en fût informé, lui, Frédéric, par un galimatias de quatre pages. Tant il y eut que le souverain et le scribe se brouillèrent, je ne sais trop à quelle occasion. Voltaire, pour le remplacer, fit agréer au roi un autre de ses protégés, Baculard d’Arnaud, naguère enfant prodige, et qui, encore étudiant au collège d’Harcourt, recevait de son illustre patron de petites sommes et de petits manuscrits à négocier à son profit : « Faites une bonne œuvre, écrivait le philosophe à l’abbé Moussinot : envoyez chercher le jeune d’Arnaud, c’est un jeune homme qu’il faut aider, mais à qui il ne faut pas donner de quoi se débaucher. Donnez-lui cette fois dix-huit francs. » On sait comment ces bienfaits réussirent : d’Arnaud gagna la faveur de Frédéric, fut appelé à Berlin et y devint l’une des causes du misérable éclat que fit Voltaire dans cette ville. Plus tard, lorsque la paix de Paris rendit à Frédéric des loisirs pour la littérature. Thiriot paraît avoir repris ses fonctions de correspondant parisien et les avoir conservées jusqu’à sa mort, en 1772. Voltaire écrit alors à D’Alembert : « J’ai pensé, mon cher ami, qu’il faut un successeur à Thiriot auprès du roi de Prusse. Je suppose que le prophète Grimm est déjà en