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fonctions, mais si cela n’était pas, si ce grand prophète était employé ailleurs, il me semble que cette petite place conviendrait fort à frère La Harpe, et que le roi de Prusse serait bien content d’avoir un correspondant littéraire aussi rempli de goût et d’esprit. Je crois que personne n’est plus en état que vous de lui procurer cette place, et, si la chose est praticable, vous y avez déjà songé. J’en ai écrit un petit mot au roi. » Mais Frédéric en avait assez de ces gazettes manuscrites : « Le roi de Prusse, reprend Voltaire un mois après, ne veut plus de correspondant littéraire, c’est du moins ce qu’il m’a mandé ; il est trop dégoûté de nos rapsodies et il a raison. Je lui avais proposé Suard avant que La Harpe y eût songé ou que vous y eussiez songé pour lui. » Voltaire, à ce moment-là, était en grande tendresse pour La Harpe et en grande indignation au sujet des traverses qu’essuyaient les hommes de lettres : « La littérature, s’écriait-il, est dans la plus déplorable situation où elle ait jamais été ; je ne saurais y penser sans fiel et presque sans fureur. »

La Harpe, ainsi que nous venons de le voir, s’était présenté pour remplacer Thiriot et avait éprouvé un refus. Quelques semaines plus tard, il trouvait l’équivalent de cette position et adressait au tsarévitch Paul une correspondance littéraire qu’il rédigea jusqu’en 1789 et qu’il était en train de publier lorsque la mort le surprit. Heureusement que l’écrivain, vieilli et converti, s’était abstenu, pour une raison ou pour une autre, de conformer ses anciennes lettres à ses nouvelles opinions et s’était contenté de se réfuter lui-même dans des notes. La Harpe ne s’était pas acquitté de sa correspondance comme d’une tâche ; il y avait mis du soin et de l’agrément. Ses six volumes sont une causerie variée et facile qui n’a ni le tour didactique du Lycée, ni le ton de discussion approfondie que nous rencontrons chez Grimm, Point d’idées, point d’enthousiasme pour ou contre la philosophie, point de jugemens éclairés sur les étrangers ou sur les novateurs, mais, dans les limites de certaines conventions, de l’impartialité et du goût. La Harpe parle très bien de Voltaire mourant, des Confessions de Rousseau : « Ce livre, dit-il, où l’auteur dit du mal de beaucoup de gens et surtout de ceux qui lui ont fait du bien, mais où personne n’est si mal traité que lui-même. » Cette correspondance rappelle tout à fait le genre et le style des critiques du Journal des Débats sous la restauration, les Dussault et les Feletz. Peut-être mériterait-elle d’être réimprimée.

La Harpe, dans la préface qu’il mit en tête de ces volumes, parle du grand nombre de correspondances « fabriquées à Paris pour circuler dans les cours d’Allemagne, qui presque toutes avaient à Paris leurs nouvellistes en titre d’office, depuis que