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I

Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par l’explosion fréquente de la passion individuelle, a tenté un effort singulier pour discipliner les âmes. Quelques notions très hautes, quelques institutions très fortes, le prestige de certaines traditions, l’ascendant mystique de l’autorité ont, à partir de l’époque carolingienne, organisé la société et réglé les intérêts et les consciences. L’idée de chrétienté fut la première et la plus générale de ces notions ; puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique, de l’empire et de la papauté ; puis le régime féodal, groupant les faibles autour des forts et les unissant entre eux par le serment de fidélité et le devoir de la protection, fonda la hiérarchie sociale ; puis les communes créèrent l’indépendance des cités ordonnées en corporations. Au sein de l’église, le monachisme réunit les plus purs parmi les chrétiens sous une loi plus austère de renoncement et d’obéissance. Enfin, la scolastique établit dans la science la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits, même les plus fiers, à une œuvre commune de dialectique. En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois son profond idéalisme, le sentiment qu’il avait des droits de Dieu sur l’humanité, la pitié que lui inspirait l’homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l’angoisse que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans ces mondes rigoureux de la vie sociale ou religieuse, dans cette enceinte étroite de l’école sur laquelle veille l’église, la raison de l’individu, comme sa volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu’il fasse, il rencontre un maître : le pape, l’empereur, le comte, l’évêque, le texte des livres saints, la charte de sa commune ; il se sent d’autant plus fragile que, sous ces formes visibles de l’autorité, il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain universel. Le siège idéal de sa royauté est à Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville sainte vers laquelle l’Occident gravite ; là commandent les deux vicaires infaillibles de Dieu : le pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ ; l’empereur, qui descend de César. Tout désordre politique est donc un attentat contre la paix de la chrétienté : Recordemini Dei et vestrœ christianatatis écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d’Aquitaine. Plus tard, même quand l’empire parut représenter d’une façon moins grande la notion de chrétienté, la primauté de Dieu domina toujours le pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent toujours au nom de la sainte Trinité. Mais la communauté parfaite, selon le cœur du moyen âge, est encore le monachisme, qui maintient l’homme dans la vision perpétuelle des choses divines. « Que le moine, écrit au XIe siècle