Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/410

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas encore, avec une huitaine de braves, au milieu de la fumée des ennemis ? Tu ralliais les bataillons, toi, et tu me vis repasser traîné sur l’affût d’un canon. »

Quelle verve et quelle héroïque fanfare ! On dirait le hennissement d’un cheval d’armes. Mais tout à coup le ton change, la voix se radoucit, le guerrier revient à ses pipeaux, et c’est dans la langue de Florian qu’il soupire un galant épithalame en l’honneur du jeune ménage :

« Bientôt, cher Muscar, n’ayant plus à cueillir de lauriers dans la redoutable forteresse, tu folâtreras avec les amours ; Mars désarmé s’unit à l’objet qu’il adore. Que de gens heureux jusque-là trouvent l’infortune sous des liens qu’ils croyaient de fleurs ! Mus-car, toujours invincible, toujours fortuné, jouit de l’hymen en amant enivré : il aime, il est aimé, adoré ! Dans d’autres temps, Muscar, je n’aurais pas vu ton bonheur sans essayer ma lire (sic). Mais depuis longtemps je dis comme toi :


Hélas ! mes pipeaux sont cassés !
Et si ma triste cornemuse…


Louise est toujours la compagne fidèle de l’adjudant divisionnaire Hugo ; elle ne jouit qu’en me parlant de mes amis, de toi surtout. Je la presse souvent sur mon cœur, et je sens, à travers deux jolies sphères… » Arrêtons-nous ici ; nous tomberions de la galanterie dans la licence, de Florian en Paul de Kock.

C’est ainsi que le brigadier Muscar se consolait dans sa retraite d’Ostende, partageant ses loisirs entre sa femme et quelques vieux de la vieille, comme lui, plus jeune que bien des jeunes gens d’aujourd’hui, la main dans celle de sa mie, réchauffant son cœur au souvenir de ses anciennes prouesses, et le sentant bondir encore au récit des exploits de ses successeurs dans la carrière. Et c’est ainsi qu’il vécut encore de longues années, tantôt jasant avec les voisins des choses d’autrefois, tantôt racontant ses batailles aux enfans, ou leur apprenant l’exercice, n’ayant qu’un regret : que ses jambes ne fussent plus assez bonnes pour suivre son empereur, devenu son dieu, dans sa course folle à travers les royaumes culbutés, et, pour se venger de n’en pas être, chaque soir avant de rentrer chez lui s’en allant, du haut de la jetée, montrer le poing à la perfide Albion,


ALBERT DURUY.