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hôpitaux. Ainsi a fait, jusqu’au doctorat au moins, la belle Angèle, avant d’épouser Alfred Frontignan. Son premier client, M. de Serquigny, malade pour l’amour d’elle, a été suivi de bien d’autres ; son cabinet, à présent, est des mieux achalandés. Elle passe la journée en consultations, en visites ; la nuit, elle pâlit sur de gros livres ; cependant, son mari vaque aux soins domestiques, lui demande l’argent qu’il faut pour la cuisine et gronde la cuisinière. Au matin, sortant de la chambre conjugale, où il a dormi seul, voici qu’il paraît, le teint reposé, douillettement vêtu de couleurs tendres et la boutonnière fleurie ; comme une bonne ménagère, il présente le chocolat au docteur, à sa femme, veux-je dire, qui, depuis la veille au soir, en costume sombre, fume des cigarettes sous la lampe studieuse. Se plaint-il de son abandon, des rigueurs et des froideurs d’Angèle ? Vite, en personne occupée, qui ne se soucie pas des bagatelles du sentiment, elle riposte : « Laissez-moi gagner notre fortune ! .. Est-ce vous qui la faites ? » Et Alfred de répondre : « J’ai apporté ma dot ! »

Mais, chez Alfred, si féminisé qu’il paraisse, la nature prend sournoisement sa revanche. Serquigny l’a présenté à une étoile du Cirque, une dompteuse, qui vit en famille, entre un père, ancien clown, et une sœur, ex-danseuse de corde, devenue plutôt femme colosse. C’est là que nous le retrouvons au deuxième acte ; nous voilà en pleine bouffonnerie. Pourtant la pièce ne s’abîme pas dans ces calembredaines : une scène, au moment où elle vacille, la fixe et la soutient comme un clou. Alfred, chez la dompteuse, s’est donné pour célibataire : sommé d’épouser la belle, et, dans le fort de la discussion, renversé par une pichenette de la géante, il s’évanouit. On va chercher du secours : la doctoresse ! Elle secoue à son tour le malade, sous prétexte de le faire revenir à lui, avec une rudesse de poigne que ces gymnastes admirent. C’est que la femme est ranimée en elle par la jalousie, et qu’au service de sa passion elle trouve la vigueur acquise par ses habitudes viriles. Nous le voyons bien dans l’explication qui suit, alors que le médecin et le patient sont laissés en tête-à-tête : c’est une querelle de femme et de maîtresse, et de maîtresse femme que la robuste Angèle fait à l’infidèle Alfred. Lui, balbutie des excuses, fond en larmes et s’écrie ; « Ah ! ma mère,.. ma pauvre mère ! .. »

« Je me retire chez ma mère, » soupire-t-il encore au début de ce troisième acte, où le revirement, nécessaire après la crise, va s’opérer. Angèle, pressée par cette leçon, a déjà couru les fleuristes et les modistes : voici qu’une profusion de plantes orne et embaume son cabinet ; voici qu’elle tire des cartons je ne sais quels vêtemens de dentelle plus séduisans encore, plus galans conseillers que ceux de la dompteuse. D’autre part, Alfred qui n’a jamais cessé d’aimer où il doit et n’est allé que faute de grives légitimes braconner des merles, — encore est-il resté bredouille, — Alfred surprend une tentative de