Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/535

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

début de l’action. Je n’en persiste pas moins à penser qu’il eût mieux valu les réserver, contrairement à l’avis de Doria, pour ôter à l’ennemi toute velléité de tourner les extrémités du front de bataille et de prendre ainsi la flotte à revers : Doria n’eût plus en alors de prétexte pour se séparer du corps de bataille, et Barbarigo, à l’autre aile, n’eût pas été écrasé. La force du centre répara tout. Il y a donc ici un double enseignement à retenir. Sans doute les distances ne comptent guère avec la vapeur, et des capitaines de cuirassés ou de torpilleurs, bien résolus à combattre, arriveront toujours assez tôt, quel que soit le développement de la ligue, au secours des points particulièrement menacés. Il ne faut pas oublier cependant que, dans les combats de choc, les résultats ne se font pas aussi longtemps attendre que dans les mêlées, où il fallait forcer le pont de l’ennemi l’épée à la main. Il sera donc prudent de prendre ses précautions à l’avance, si l’on ne veut s’exposer à voir de grandes brèches se produire dans sa ligne dès les premiers coups. Un gros paquet au centre, de forts appuis aux extrémités, une bonne réserve en arrière, telle est l’ordonnance qui me parait s’imposer à toute armée navale développée sur un espace de plusieurs milles d’étendue. Les flottes de 200 torpilleurs ou canonnières ne se rencontreront que dans les conflits des petites nations : les grandes puissances s’attaqueront avec des milliers de bateaux, et il importe que les méditations des tacticiens de l’avenir s’appliquent à chercher des combinaisons qui s’adaptent à ces multitudes. Ce n’est pas seulement à terre que les masses armées dépasseront tout calcul : la mer ne se couvrira pas de moins de bataillons, et la tactique, dont je me permets de contester si souvent les services, pourrait bien, dans une certaine mesure, reprendre ici ses droits. Je l’ai déjà dit dans un autre travail ; je ne crains pas de le répéter, car il y a urgence à envisager une situation toute nouvelle, et, malheureusement, notre tendance a toujours été, — notre métier étant surtout un métier de pratique et d’expérience, — de ne pas sortir volontiers des sentiers battus : le premier qui saura se dégager des liens du passé apparaîtra sur la scène nautique avec tout l’avantage de Bonaparte à Montenotte et à Rivoli. Les vieux capitaines en resteront, comme les vieux généraux autrichiens, ébahis et probablement foudroyés.

Je ne m’excuserai pas de revenir sans cesse sur le même sujet ; hélas ! n’est-ce pas hier que nous entendions cette parole prophétique : « L’histoire des nations, c’est l’histoire de leurs armées ? »


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.