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renferme sur la Correspondance, ne l’est pas moins par l’adresse avec laquelle l’écrivain insinue qu’on contracte une dette envers lui.

« La seule chose au monde à laquelle je sois attachée, madame, c’est que vous soyez persuadée qu’il n’y a personne sur la terre à qui j’eusse donné cette marque d’attachement, car, puisque de tous les souverains que j’ai eu le bonheur d’approcher, Votre Altesse seule me paraît digne d’un attachement sans bornes, je veux aussi avoir la gloire de faire pour elle ce que d’autres princes plus redoutables m’auraient demandé inutilement. Le sort m’a accordé jusqu’ici tous les avantages de la médiocrité, dont le plus inestimable est l’indépendance. Je puis dire qu’il n’y a pas un jour que je n’en aie joui, et la tournure qu’ont prise les affaires publiques m’en a fait connaître le prix de plus en plus. Il est vrai que je mène depuis plusieurs années la vie d’un galérien, que je suis attaché à mon bureau comme un forçat, mais je suis libre dans mes chaînes, puisque je me les suis forgées et que je puis les briser quand il me plaît. Le seul déplaisir que j’aie, c’est d’avoir en tant d’affaires de toutes espèces depuis quelques années que je n’ai pu compléter ma Correspondance comme j’aurais désiré. Je regorge de richesses et de matériaux de toute espèce, et, malgré un travail non interrompu du matin au soir, je n’ai pu trouver encore le moment de les mettre en ordre et de boucher les trous qui subsistent encore dans les années précédentes[1]. J’étais occupé du projet de m’enfermer à la campagne pour trois ou quatre mois et de me livrer entièrement à mon devoir, lorsque Votre Altesse m’a indiqué un emploi plus inestimable de mon temps. Je connais, il est vrai, toute la misère du métier de correspondant littéraire et toute la défectuosité de mon travail, mais j’y tiens cependant parce qu’après tout c’est un avantage qui n’est pas d’une petite considération que d’avoir le droit de parler deux fois par mois à tout ce qu’il y a de grands princes et de princes éclairés en Europe. Je ne sais si j’ai en l’honneur de dire à Votre Altesse que le grand-duc de Toscane est du nombre depuis trois ans, et ce n’est pas celui qui me flatte le moins. Cet objet, sans que j’aie proprement recherché aucune de mes augustes pratiques, est devenu, par des enrôlemens volontaires et successifs, une affaire de près de 9,000 livres par an, sur quoi il faut compter environ 3,000 livres pour frais de copie et de bureau ; et, dans ce calcul, je ne comprends pas quelques princes

  1. Il ne faut pas croire que la Correspondance littéraire, grâce à l’assistance de Diderot et de quelques autres amis, suivit toujours régulièrement son cours pendant les absences ou les maladies de Grimm. Il se créait alors un arriéré, dont l’écrivain tenait compte à ses souscripteurs en remplaçant peu à peu les numéros qui avaient manqué. Telle est, pour le dire en passant, l’origine de certains anachronismes que le lecteur attentif remarque dans les feuilles de Grimm.