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On est fort étonné qu’il n’ait entrepris ce voyage si souhaité que la dernière année de sa vie ; il est probable que la Sicile lui fit prendre patience. La Sicile, c’était la Grèce aussi, mais une Grèce plus voisine de lui, plus à sa portée, et qui surtout était presque italienne : c’était pour Virgile une grande raison de l’aimer. Aussi a-t-il fait beaucoup d’efforts pour la rattacher tout à fait à l’Italie ; il affirme qu’elle en a fait primitivement partie, et qu’en réalité elle lui appartient, quoiqu’elle soit grecque d’apparence et de langage. « Ces lieux, nous dit-il, furent autrefois secoués et bouleversés par des convulsions profondes. Les deux terres ne faisaient qu’une, quand la mer furieuse se fraya entre elles un passage et les sépara par ses flots. C’est ainsi qu’elles furent détachées violemment l’une de l’autre et qu’un canal étroit courut entre ces villes et ces campagnes autrefois réunies. » Dès lors Virgile se trouvait autorisé à les confondre dans son affection et à traiter la Sicile comme le reste de l’Italie. Puisque l’origine des deux pays est la même, il pouvait bien lui donner une place dans ce poème national, qui devait contenir toutes les traditions et toutes les gloires de la patrie italienne. Cette place, nous allons le voir, est très large, et il n’y a que le Latium qui soit mieux partagé : la Sicile remplit un livre entier de l’Énéide et presque la moitié d’un autre.


III

Le troisième livre de l’Énéide nous montre Énée à la recherche d’une nouvelle demeure. Le poète nous raconte qu’après s’être échappé de Troie, il s’est réfugié sur les cimes de l’Ida, où il passe une saison à se reposer de ses fatigues et à préparer son voyage. Il part ensuite, sans trop savoir où il va, il a formé le dessein de se laisser guider par les oracles ; mais les oracles, comme on sait, ne sont pas toujours fort clairs, et il n’est pas aisé de les bien entendre. Ils recommandent à Énée de se retirer dans l’Hespérie, c’est-à-dire dans les régions de l’Occident. C’est une expression très vague qui lui fait connaître à peu près la direction qu’il lui faut suivre, mais ne lui permet pas de savoir le point précis où il doit s’arrêter. Même quand la prophétesse Cassandre lui parle du Latium et du Tibre, ces noms parfaitement inconnus d’un habitant de l’Asie-Mineure ne lui apprennent pas grand’chose. Quant à cette autre indication qu’il faut qu’il retourne dans le pays d’où ses pères sont sortis, pour qu’elle pût lui suffire, il aurait fallu qu’il connût à fond l’histoire de ses aïeux les plus lointains, et nous voyons que le souvenir s’en était perdu. Il n’est pas surprenant qu’ayant une