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exercice barbare. Tous ceux qui jouent du piano savent que l’une des principales difficultés de l’exécution tient à la subordination étroite du quatrième doigt au troisième. Des cinq doigts de la main, le quatrième (le troisième pour les violonistes) est à la fois le plus faible et le moins libre. Dépourvu d’un muscle exclusivement affecté à ses mouvemens, il n’obtient qu’à force de travail et de fatigue une indépendance rarement parfaite. À cette faiblesse, providentielle, comme le dit plaisamment M. Ernouf, à cette faiblesse « sans laquelle le monde appartiendrait aux pianistes, » Schumann entreprit imprudemment de remédier. Il imagina un système de cordes et de poulies, grâce auquel il pouvait, tout en exerçant son quatrième doigt, maintenir le troisième fortement relevé. Il travaillait ainsi plusieurs heures chaque jour. Mais bientôt vinrent les crampes, puis l’engourdissement et presque la paralysie de la main droite. Schumann en perdit à peu près l’usage et ne devint jamais un pianiste hors ligne. A défaut de la main droite, il se consolait, j’allais dire il se vengeait sur la gauche. Il est sans pitié pour elle, Il l’épuise en traits vertigineux, en transitions harmoniques d’une complication terrible. Ce ne sont que doubles octaves à franchir d’un bond, accords à plaquer avec une puissance foudroyante. On sent presque toujours dans les compositions pour piano de Schumann l’embarras d’un exécutant empêché. Elles sont plus que difficiles, elles sont gauches. La musique de certains maîtres, de Weber, par exemple, de Chopin même, est parfois aussi malaisée, mais, pour employer un terme de métier, elle est mieux dans les doigts.

A la composition Schumann ajouta la critique. L’art allemand lui semblait en péril. Weber, Beethoven, Schubert, n’étaient plus. La musique nationale était muette et l’école italienne en faveur. Schumann craignit, peut-être trop vivement, l’influence rossinienne, et c’est contre elle qu’il s’arma, lui et ses compagnons. Avec quelques amis, à Leipzig, en 1834, il fonda, sous le nom de Davids Bündlerschaft (ligue des compagnons de David), une sorte de confédération artistique. Sous divers pseudonymes, les membres de cette association rédigeaient un journal intitulé : die Neue Zeitschrift für Musik (Nouvelle Gazette musicale). Guerre fut déclarée aux Philistins, aux artistes médiocres, aux critiques sans compétence, aux auditeurs sans jugement. Il ne s’agissait de rien moins que de réformer l’esthétique contemporaine et de diriger le goût public. A vingt-cinq ans on a de ces audaces. « Nous voulons, écrivaient les jeunes apôtres, faire revivre le souvenir des vieux maîtres et de leurs œuvres, et prouver que les nouveau-venus de l’art ne peuvent se fortifier qu’à cette source si pure. Nous voulons aussi