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combattre, comme antiartistique, cette école dernière qui ne vise qu’à mettre en lumière la virtuosité superficielle. Enfin, nous espérons hâter l’avènement d’une nouvelle ère poétique. Si nous avons agi quelquefois avec trop d’emportement, qu’on veuille bien mettre dans la balance la chaude admiration avec laquelle le vrai mérite artistique a toujours été reconnu et apprécié par nous en toute occasion. Nous n’écrivons pas pour enrichir le marchand, nous écrivons pour honorer l’artiste. »

Belles promesses, qui ne furent pas toutes tenues. Non que nous suspections la bonne foi du Schumann ou l’indépendance de ses jugemens. D’ailleurs, il a souvent bien jugé. Il a rappelé des oubliés et signalé des inconnus. Le vieux Bach restait son dieu, mais il félicitait le jeune Mendelssohn de jeter quelque charme sur l’oratorio, que Bach avait fait trop austère. Il avait également pour Chopin une sympathie qui peut sembler moins naturelle, mais qu’il exprima chaleureusement quand fut publiée la fantaisie sur Don Juan, l’une des premières œuvres du maître alors presque ignoré.

Malgré tout, Il est peu de compositeurs qui, dans la critique, un jour ou l’autre ne finissent par s’égarer. Schumann méconnut l’immortelle beauté des Huguenots[1]. De même Mendelssohn parlait plus que légèrement de Robert le Diable, et Weber avait pour Beethoven des sévérités qui nous scandalisent. Bien d’autres exemples (Wagner serait des plus nouveaux et des plus concluans), prouveraient encore l’incompatibilité presque absolue des facultés de production et de critique chez les artistes. Mais ne les plaignons pas, leur pan est la meilleure, car le génie qui crée est plus grand que l’esprit qui juge.

Schumann avait vingt-six ans lorsqu’il sentit naître un amour qui fut son unique amour, un amour auquel on s’opposa d’abord comme à son génie, il s’éprit de Clara Wieck, la fille de son maître. Mais il était pauvre. Et puis Wieck redoutait, plus encore que la pauvreté, le mal qui menaçait l’esprit toujours plus troublé du jeune homme. On a dit que, vers 1831 ou 1832, forcé par les bienséances de quitter la maison où Wieck l’avait reçu d’abord, mais où grandissait la jeune Clara, Robert prit des habitudes funestes. Dans les brasseries de Leipzig, il aurait passé de trop longues soirées à fumer et à boire. Que demandait-il à cette double ivresse ? Fuyait-il un rêve trop doux on des hallucinations trop pressantes ? Hélas ! si Schumann s’enivra jamais, ce fut sans doute comme Alfred de

  1. Voir, Gesammelte Schriften uber Musik und Musiker, von Robert Schumann. Lepzig ; George Wigrand’s Verlag, 1854, t. II, p. 220 et suiv.