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Musset, dont M. Ernoufle rapproche à ce propos. Souvenons-nous d’un sonnet douloureux, de cet aveu sans honte, sinon sans amertume.


Ah ! ce qui n’est qu’n mal, n’en faites pas un vice.
Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice,
Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié !


Comme le poète, plus que le poète peut-être, il faut plaindre le musicien et lui pardonner.

En 1840 seulement, malgré des résistances obstinées, après des formalités pénibles, Schumann épousa enfin Mlle Wieck. Qu’on nous permette ici de rendre à Mme Schumann un hommage d’admiration et de reconnaissance. Elle a fait pour Schumann presque autant que lui-même. Les grandes œuvres du maître, ses œuvres vraiment glorieuses, ont été composées depuis son mariage, dans la sérénité d’un bonheur tranquille. Cette âme tourmentée avait trouvé un asile : elle s’y apaisait et s’y reposait. Une main pieuse protégeait la flamme divine contre les souffles qui l’eussent fait trembler. Mme Schumann veilla quinze ans. Quinze ans elle défendit le génie menacé dont elle avait pris la tutelle sainte, et dont elle eût achevé le salut s’il eût pu être sauvé. Elle fut la tendre gardienne de cette pensée dont elle est encore la plus éloquente interprète. Elle partagera la gloire de Schumann comme elle a partagé son infortune, et comme elle a été à la peine passagère, elle sera à l’éternel honneur.

L’année du mariage de Schumann, 1840, fut la plus heureuse peut-être, et, à coup sûr, l’une des plus glorieuses de sa vie. Ce fut l’année des chants, Liederjahr. En 1844, Schumann visita Pétersbourg, où il fut très bien accueilli ; au retour, il quitta Leipzig pour Dresde. En 1848, il écrivit Manfred, un chef-d’œuvre, et ce Faust inachevé, qui fut le plus sublime effort de son génie. Nommé « directeur de musique » à Düsseldorf en 1850, il fut bientôt forcé de donner sa démission : la folie approchait. Des 1833, un malheur de famille, la mort d’une jeune belle-sœur, l’avait jeté dans une crise dont il ne se souvint jamais sans terreur. La surexcitation nerveuse à laquelle il était en proie s’exaltait de plus en plus. Les hallucinations revenaient sans cesse. La nuit se faisait dans son âme, mais non pas le silence. Si les vois harmonieuses s’éteignaient, d’autres s’étaient élevées, qui le troublaient de leurs odieux concerts. Des chants bizarres éclataient à ses oreilles. Il s’éveillait parfois pour fixer les folles inspirations de son délire. Les ombres des maîtres morts lui dictaient des mélodies insensées. Un soir enfin, au mois de février 1854, il causait avec quelques amis