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Schumann n’a pas seulement soupiré de tristesse ; il a crié de désespoir. Témoin Ich grolle nicht ! J’ai pardonné, page sublime, gamme complète de la douleur. Douleur, qui, de résignée devient folle, mais d’une sainte folie, la folie du pardon et du martyre. Car Schumann crie de pitié et non de haine ; cette musique ne pleure pas sur les victimes, mais sur les bourreaux ; là est le secret de son héroïque beauté. au point de vue technique, est-il besoin d’insister sur ce lied, de signaler, ou de rappeler la puissance de l’accompagnement ; à la basse, cette terrible descente d’octaves diatoniques, et cette suite d’accords martelés, écrasés, au-dessus desquels la voix monte toujours ?

Le poème musical de Schumann s’achève par un adieu pathétique aux rêves et aux chansons de la jeunesse. « Qu’on m’apporte un grand cercueil, plus vaste que le fameux tonneau d’Heidelberg, plus long que le pont de Francfort, si lourd, qu’il pèserait aux épaules du grand saint Christophe de Cologne. J’y mettrai mes chansons et mes rêves détestés, et je les jetterai dans la mer, car au cercueil gigantesque, il faut un gigantesque tombeau… Mais voulez-vous savoir pourquoi le cercueil est si vaste et si lourd ? C’est que j’y ai enseveli mon amour et ma douleur ! » Dramatique inspiration que Schumann a faite encore plus saisissante ! La ténacité du rythme exprime la résolution et la haine ; un effort désespéré soulève ce cercueil. Mais, avant de le précipiter, celui qui le porte s’arrête pour le regarder une dernière fois et soudain son regard se voile. Une brève modulation change la colère en pitié suprême et fait de l’anathème un déchirant adieu. Cette brusque détente est un trait de génie.

Ainsi ces lieder, commencés par des soupirs, s’achèvent par des sanglots. On pourrait leur donner pour épigraphe le vers du poète :

Fille de la douloer ! Harmonie ! Harmonie ! ..

car Schumann, lui non plus, ne séparait guère les pleurs d’avec les chants.


IV

Les deux œuvres maîtresses de Schumann sont, à notre gré, Manfred et Faust. Faust est une suite de scènes empruntées à la tragédie de Goethe (surtout dans sa seconde partie) ; Manfred est la mise en musique du poème de lord Byron.

Schumann, une seule fois, aborda l’opéra avec Geneviève, qui reçut un accueil plus que froid et le méritait un peu. Schumann n’est pas