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homme de théâtre. Il faut à sa fantaisie la pleine liberté. Il faut que nul obstacle ne borne son horizon ; que nulle figuration matérielle ne donne trop de réalité aux créations de son génie. Dans le genre plus libre de la légende dramatique, de l’oratorio profane, le premier grand sujet qu’il traita est le Paradis et la Péri (1845). Le livret en est tiré de Lalla-Rookh, le poème de Thomas Moore. Une créature céleste, la Péri, a été chassée de l’Eden. Tour y être de nouveau reçue, elle doit chercher sur terre et rapporter à Dieu une offrande digne de lui. Ni le sang d’un héros recueilli sur le champ de bataille, ni le dernier soupir de deux fiances morts l’un pour l’autre ne paraissent assez précieux au Seigneur. Ce qu’il aime, ce qu’il veut, c’est le repentir du méchant, et le seul trésor qui rend enfui à la Péri l’accès du ciel, ce sont les larmes d’un pécheur pénitent.

Sur ce poème, Schumann a écrit une longue partition. Nous ne lui donnons pas, avec certains critiques, la première place dans l’œuvre du maître, bien que des vingt-six morceaux qui la composent plus d’un mérite l’éloge. Par exemple, un triple chœur de Génies, dont la facture légère a l’élégance de Mendelssohn ; l’épithalame funèbre des fiancés, plainte solennelle et douce, avec le charme de la jeunesse jusque dans la mort : enfin, le chœur céleste des houris, d’une grâce et d’une amabilité exquises, la perle de la partition. Mats l’œuvre, dans son ensemble, ne s’impose pas. On la voudrait à la fois plus gracieuse et plus forte, plus variée et cependant plus homogène. Cette légende orientale convenait mal à Schumann. Ce qu’il lui fallait, pour le plein épanouissement de son génie, c’étaient les deux poèmes de Byron et de Goethe. Il est temps de voir comment il les a compris.

Manfred ! qui pourrait se flatter de le comprendre à fond ? A-t-on jamais eu le dernier mot de cette sombre énigme et découvert le secret de ces magnifiques divagations ? Manfred est de ces œuvres qui provoquent, tous les commentaires et les rebutent tous. Sur les hauteurs des Alpes, ira pâle jeune homme vit au fond de son château. Tout le décor romantique est de mise au début du poème : minuit, une galerie gothique, et la veillée pensive sous la lampe à demi consumée. On se croirait chez Faust. Comme lui, Manfred a tout étudié.

Saisi du même dégoût et de la même détresse il adresse le même appel aux puissances surnaturelles. Les esprits paraissent à la voix de Manfred. Il leur confie ses maux et leur demande, pour faveur suprême, l’oubli. Déjà s’accuse entre le héros de Byron et celui de Goethe une différence à l’honneur de Faust. L’idéal de Faust est l’activité, la vie ; celui de Manfred est l’oubli, cette mort partielle