Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/692

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le chemin des manuscrits et des ép »es. « Aujourd’hui, disait Nyalchand en terminant son récit, je suis un gros marchand très considéré, et j’occupe dans le monde une si haute situation que je ne pourrais, sans déroger, rendre visite à mon ancien maître. On dit que sa femme a les cheveux gris ; mais, en dépit de ses souffrances, de sa vieillesse précoce, du présent qui est sombre et de l’avenir qui est menaçant, elle persiste à adorer son mari. Elle vit pour lui, elle vit en lui, elle est son seul serviteur. La pauvre femme a le cœur tendre et charitable, et chaque vendredi elle trouve encore la moyen de faire l’aumône aux musulmans nécessiteux de sa paroisse. En vérité, quand je repasse un à un tous mes souvenirs, je ne suis pas tout à fait content de moi ; mais que voulez-vous ? un pauvre homme doit vivre. » C’est ainsi que, grâce à l’indolence des uns, à l’industrie des autres, dans l’Inde comme chez nous, les nouvelles couches prennent insensiblement la place des anciennes. Les Meer et leurs Bibis s’en vont, les Njaldiaud arrivent, et des bourgeois parvenus dépossèdent de leur influence et de leurs biens les vieilles aristocraties qui ne savent pas compter ni prévoir le malheur de demain. Les Anglais s’y prêtent. Par un entraînement ou un calcul fort naturel, ils font peu de cas des endormis et réservent leurs faveurs à ceux qui acquièrent et qui travaillent.

Ce sont les femmes qui jouent le beau rôle dans la plupart des récits de M. Behramji. L’Inde les tient dans une étroite et rigoureuse dépendance, mais le joug ne leur pèse pas, et il n’est guère de pays où elles aient plus de cœur et plus de grâce dans la vertu : — « Une femme, quel que soit son âge, a dit Manou, doit se souvenir qu’elle est née pour obéir et pour ne jamais rien faire suivant sa propre volonté, même dans sa maison. » — Il ajoute : « Elle doit être toujours de bonne humeur. » — C’est écrit et cela se pratique. Les Hindous semblent s’appliquer à prouver que celui qui donne est plus grand et plus heureux que celui qui reçoit ou qui prend. Sita, l’admirable héroïne du Ramayana, à laquelle nous ne trouvons à comparer dans la légende chrétienne que Geneviève de Bradant et sa biche, chérissait son malheur parce qu’elle aimait Rama. Quand le cœur s’en mêle, les plus dures obéissances ont leur douceur et il y a de la joie dans la servitude.

Si les femmes de l’Inde ne sont plus tenues de se brûler sur le bûcher de leur mari, elles n’ont pas encore acquis le droit de choisir l’homme qu’elles épousent, ni même de le voir avant de l’épouser. On dispose d’elles sans leur consentement, et il arrive souvent qu’on engage leur foi dès leur enfance à un mari qui n’est pas encore né et qui sera ce qu’il pourra. Tel fut le destin de Mankore. Il y avait dans le Guzerate deux princes marchands, Motichand Zaver et Kanur Pitamber : ils étaient amis de table et de jeu, et leurs femmes