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absolument comme nous disons quelquefois que ce sont des moulinions cyclopéens : ces façons de parler n’apprennent rien, mais elles sont commodes pour déguiser une ignorance. Nous sommes aujourd’hui plus avancés que les anciens, et nous pouvons dire quel peuple a bâti au moins les plus basses assises de ces murs immenses. Un archéologue distingué de Palerme, M. Salinas, a reconnu que les grands blocs de pierre sur lesquels reposent les murailles portent des lettres, et que ce sont des lettres phéniciennes. Nous avons donc la preuve que les premiers travaux pour établir le soubassement du temple et de la ville furent faits par les Carthaginois. Mais nous venons de voir que bien avant leur arrivée en Sicile le mont Eryx était peuplé, et rien n’empêche de croire que, sur l’emplacement où ils bâtirent leur édifice somptueux, il existait déjà un modeste sanctuaire construit par les anciens habitans. C’est ce que confirme de tout point le récit de Virgile. Il nous montre à l’approche d’Enée les gens du pays qui, du haut de la montagne, ont l’œil fixé sur la mer pour observer de loin les hôtes inconnus que les flots vont leur amener. Il les représente grossiers et à demi sauvages, comme ils devaient être, « tenant des javelots à la main et couverts de la peau d’une ourse de Libye. » Quant au vieux sanctuaire, qui avait précédé le temple phénicien, il en attribue la fondation à Enée lui-même. Au moment de partir, « le héros, nous dit-il, élève à Vénus sa mère, sur le sommet de l’Eryx, une demeure sacrée, voisine des astres. »

La divinité d’Eryx avait cet avantage d’être reconnue et honorée par tous les peuples qui naviguaient sur les rivages de la Méditerranée. Sous des noms différens, les matelots phéniciens, grecs, étrusques et romains, rendaient hommage à une déesse de la mer qu’ils invoquaient dans leurs dangers, et à laquelle ils se croyaient redevables de leur salut ; qu’on l’appelât Astarté, Aphrodite ou Vénus, c’était au fond la même pour tous : ils lui accordaient les mêmes attributions, ils lui reconnaissaient la même puissance. Dans son sanctuaire d’Eryx, à côté d’inscriptions grecques et latines, on trouvait des ex-voto phéniciens où des Carthaginois se mettaient sous la protection d’Astarté « qui donne une longue vie. » Comme tous honoraient également la déesse, il arriva que, malgré leurs rivalités furieuses, son temple ne fut jamais dévasté et qu’il traversa sans dommage ces guerres terribles où l’on se permettait tout. Cette heureuse fortune augmenta le crédit dont il jouissait auprès des dévots. Elle était d’autant plus extraordinaire que le temple d’Eryx passait pour être l’un des plus riches du monde. Thucydide raconte que les habitans de Ségeste y menèrent les envoyés athéniens, quand ils voulurent les tromper sur les ressources