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monté sur un bon poney, nous rejoint et, au moment où le soleil disparaît, nous nous mettons en route vers la maison du magistrat, située dans l’intérieur de l’île. Nous avons 4 milles à parcourir, mais quoique les chemins, fort négligés, soient défoncés par les dernières pluies, quoique les chevaux glissent à chaque pas, et, quand ils cherchent le gazon, s’enfoncent dans des bourbiers ou trébuchent sur des racines d’arbres, le temps passe vite et agréablement. Je pose des questions, et mes deux compagnons y répondent chacun à son point de vue. Rien n’est instructif pour le voyageur comme ce genre de discussion entre gens du pays. La route, montant plus qu’elle ne descend, gravit de raides collines, se précipite dans de profonds ravins, traverse des pâturages, pénètre dans la forêt, dont les arbres exhalent à cette heure des parfums délicieux. A la lueur incertaine du crépuscule, nous voyons briller sur le fond noir des plus de Norfolk les pommes d’or des Hespérides, les fruits de citronniers gigantesques que les déportés ont plantés il y a près d’un siècle, et que, grâce à l’incurie des habitans actuels, la forêt envahissante menace aujourd’hui d’étrangler dans ses étreintes. Çà et là une fougère arborescente dessine sur le ciel topaze les fins contours de son feuillage. De vieux chênes, de gros bouquets de rhododendrons, des guavas et toute sorte d’arbousiers donnent au paysage l’apparence d’un parc, mais d’un parc tel que la nature seule en sait dessiner.

Le médecin nous avait quittés et il faisait nuit close lorsque nous arrivâmes devant le guichet d’un enclos. Le magistrat émit à voix busse un son rauque : « Cou-i ! cou-i ! » C’est le cri de ralliement des sauvages polynésiens. Un petit garçon que je pris pour un valet de ferme, mais qui est un des fils de mon hôte, apparut aussitôt, ouvrit la porte et emmena le cheval.

Nous trouvâmes la famille réunie au salon : Mrs Nobbs, belle femme aux traits polynésiens, trois filles de douze à vingt ans et deux jeunes garçons. Le fils aîné, curé anglican dans le Queensland, et la fille aînée, maîtresse d’école à Aukland, étaient absens. Les dames étaient proprement, mais très simplement mises. Le magistrat, qui lisait ma pensée dans mes yeux, me dit : « Dans notre île nous sommes nos propres tailleurs. Quelquefois on nous envoie d’Aukland des modèles. Nous faisons tout nous-mêmes. » Et il me montra ses mains calleuses. « Mais vous, magistrat, vous n’êtes pas tenu à faire la corvée ? » — « Pendant sept jours de l’année, je casse les pierres comme le premier venu. »

Sur la plage j’avais aperçu deux patrons de baleiniers américains en partance pour le Sud. L’un d’eux emmènera à Aukland un fils et une fille de M. Nobbs, « Est-ce pour longtemps que vous partez ?