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haute gymnastique. L’état de la mer ne permet pas de baisser l’escalier. Il faudra donc grimper sur le pont par les steps, ces marches larges seulement de quelques pouces appliquées aux flancs du bâtiment. L’Espiègle et la baleinière exécutent une sorte de chasse-croisé en sens vertical. « Attendez, me dit-on, que notre bateau descende et que le vaisseau monte avec la vague ; choisissez le moment où il sera possible de sauter sur une des marches de l’Espiègle en saisissant en même temps la corde qu’on vous tendra, et montez aussi vite que possible pour n’être pas écrasé par l’embarcation pendant son mouvement ascensionnel. On le voit, c’est bien compliqué. S’il était permis de comparer les petites choses aux grandes, je dirais qu’il y a de l’analogie entre ma situation et celle de l’homme au trapèze qui, après avoir fortement ébranlé son reck, le quitte et s’élance à travers l’espace vers l’autre côté du cirque, où il s’accroche à une corde ou à un autre trapèze, ou aux jambes d’une jeune artiste suspendue en l’air on ne sait comment. Grand Dieu ! quelle aventure et quel anachronisme ! Mais n’ai-je pas vu la célèbre Mlle Saqui, l’étoile de haute acrobatie sous le consulat, et sous le premier empire ? Ne l’ai-je pas vue, l’art de grâce 1850, danser sur la corde à Alger sur la grande place transformée, pour la circonstance, en café chantant ? Elle avait alors soixante-douze ans. Pauvre vieille ! Vêtue d’un pyjame blanc orné de falbalas d’un rose fané comme ses joues, elle exécutait ses pas timidement au milieu de l’indifférence et des rires du public. Quelle piteuse figure ! Mais en ce moment je la juge tout autrement, Elle me paraît même entourée de l’auréole de l’héroïsme. Et, après tout, si elle ne sautait pas pour la gloire, elle sautait pour vivre. Je sauterai pour la même raison. Et, chose curieuse, ce souvenir d’Alger ranime mon courage. C’est que rien ne relève l’âme comme les grands exemples des temps passés. Deux fois j’ai manqué le moment propice. Cette fois-ci, décidément, je sauterai. D’ailleurs, deux robustes anges gardiens, déguisés en matelots et accrochés miraculeusement, comme il convient à des anges, aux flancs de l’Espiègle, me tendent les bras. De plus, le bon capitaine, posté dans la coupée, tient à la main le bout d’une corde à laquelle on m’a attaché. C’est la ressource extrême. Le bateau descend, le vaisseau remonte. C’est ce qu’il me faut. Sautons ! À ce moment suprême, j’aperçois, derrière le capitaine, une tête qui offre l’image de la terreur : les cheveux dressés sur l’occiput, les yeux écarquillés, la bouche béante. C’est à peine si je reconnais mon fidèle valet de chambre que j’ai laissé à bord. La consternation, l’angoisse, le chagrin se peignent sur cette honnête physionomie, mais non sans un mélange de satisfaction intime. Quelle chance de ne pas être à la place du maître !