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M. Thurston est venu déjeuner à bord. Dans sa sphère c’est un homme hors ligne. Il connaît la Polynésie comme personne. Cela s’explique, il y passe sa vie. Mais, par la lecture, il connaît et juge l’Europe comme s’il ne l’avait jamais quittée. Il reçoit journaux, revues, publications nouvelles et, quoique accablé de travail, il trouve encore le temps de lire.


Le soleil est voilé. C’est le moment des promenades. Vite à terre ! Nous nous dirigeons vers le hameau des indigènes, qui a remplacé leur ancien village transformé en capitale de la colonie. Le sentier qui y mène longe d’un côté la lagune, de l’autre de petits étangs qui reflètent la forêt. Quelle solitude à deux pas de Suva ! Chemin faisant, nous rencontrons une jeune femme. Un pied d’enfant sortait du petit paquet suspendu sur ses épaules. Curieux, comme des voyageurs, nous lui demandâmes à voir son baby. Pour nous satisfaire, elle crut devoir se débarrasser d’une partie de ses vêtemens et elle le fit si vite que nous ne pûmes l’en empêcher, évidemment elle ne croyait rien faire d’inconvenant. En Océanie, les idées sur la décence diffèrent des nôtres. Une femme honnête ne se sépare jamais de son pagne, mais elle n’a aucun scrupule à montrer le reste de sa personne : Honni soit qui mal y pense !


Il y a dîner au carré de MM. les officiers de l’Espiègle. Tout le monde est vêtu de blanc de pied en cap. À Levuka et Suva, dans les maisons européennes, la toilette du soir se compose d’une chemise blanche et d’un pantalon de même couleur ; la taille est prise dans un kumdrum bleu ou cramoisi, ceinture des Anglo-Indiens. C’est élégant et adapté au climat.


Nous voilà en route pour l’île de Mbao, l’ancienne résidence du roi Takumbau, La distance n’est que de 35 milles.

À neuf heures du matin, le petit vapeur du gouverneur, que M. Thurston a mis à notre disposition, quitte son mouillage et franchit l’étroit chenal qui sépare les îles de corail de Mikalavu et de Mokalavu, toutes deux à fleur d’eau, et couvertes de buissons d’où sortent les tiges de quelques cocotiers ; puis continuant dans l’intérieur de la lagune qui est comme une glace, notre coquille de noix gagne enfin la haute mer. Nous passons près d’un grand steamer naufragé. Il s’est perdu, il y a quelques jours, sur un banc de corail. Ce bâtiment venait de Calcutta avec une quantité considérable de coolies, engagés par des planteurs de Suva. Le capitaine,