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J’ai dit privilégiée ; le mot est-il bien juste ? Est-ce bien un privilège que de ne point demander au contrat de salaire la rémunération de son travail ou de sa peine, et d’attendre cette rémunération d’un bénéfice nécessairement incertain et éventuel ? Ce n’est pas, en effet, à la condition du propriétaire ou du rentier qu’il faut comparer celle du salarié (il est évident que cette condition est préférable), mais à celle de l’homme qui dépend, sinon pour son pain quotidien, du moins pour son gain annuel d’un profit plus ou moins aléatoire. Pour prendre un exemple, quelle est la position la plus enviable, celle d’un employé aux grands magasins du Bon-Marché, ou celle d’un petit mercier de la rue du Bac ? Incontestablement la situation de l’employé est préférable, si, comme il est bien possible, le petit mercier joint péniblement les deux bouts et balance à grand’peine son doit avec son avoir. Mais à profit égal, dira-t-on ? Alors cela dépend des caractères. L’employé est moins libre : tous les jours il faut qu’il se rende au magasin à une certaine heure ; il reçoit des ordres, il est exposé à des reproches, à des injustices même (je parle en théorie bien entendu) ; mais en revanche il est assuré de sa rémunération mensuelle ; il sait que, quoi qu’il arrive, sa peine ne sera pas perdue, et que sans préoccupations, sans soucis, sans autre effort et responsabilité que l’accomplissement d’une besogne uniforme, son pain quotidien et celui de sa famille ne sauraient venir à lui manquer. Le petit mercier, au contraire, doit s’inquiéter de tout, penser à tout ; il faut qu’il se pourvoie au printemps des marchandises d’automne, et en été des marchandises d’hiver, il faut qu’il achète à un certain prix pour revendre à un autre, qu’il calcule à l’avance son bénéfice, et qu’il soit assez heureux pour le réaliser. S’il se trompe dans quelqu’une de ses prévisions (et leur réalisation dépend autant des circonstances que de lui-même), c’est d’abord la gêne, puis la faillite, puis la misère. Sans doute il est son maître, et il ne dépend que de lui-même ; mais tel tempérament, telle nature peuvent trouver (et je ne sais si ce n’est pas le plus grand nombre) que cette liberté est achetée au prix de bien des soucis, et que mieux vaut un peu moins d’indépendance avec un peu plus de sécurité.

Bien plus, la situation peut être retournée au point que la condition de salarié devienne une condition privilégiée. Qu’un industriel qui emploie un certain nombre d’ouvriers s’aperçoive, en faisant son bilan de fin d’année, que l’exercice se solde pour lui par une perte : qui supportera cette perte ? C’est lui seul. Et cependant, lorsqu’il payait tous les mois ses ouvriers, il ne faisait que précompter à leur profit une part des bénéfices qu’il espérait tirer du produit de leur travail. S’il avait prévu que ce bénéfice se tournerait en perte, peut-être ne les aurait-il pas fait travailler du tout. Que cette situation