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toucher la rémunération de cette entreprise. Cette association a pour résultat de faire disparaître l’intermédiaire qui généralement paie au travailleur un prix convenu au préalable et se récupère ensuite de cette avance par la vente du produit ou le bénéfice de l’entreprise, c’est à dire le patron. Ainsi donc on pourrait définir la coopération : un mode d’organisation du travail qui supprime un des coopérateurs habituels, et le terme choisi peut ne pas sembler d’une parfaite exactitude. Mais il n’importe, pourvu qu’on s’entende sur le mot, et qu’en parlant de coopération on sache exactement ce qu’on veut dire.

Supprimer le patron, tel est donc le but de la coopération. Et pourquoi supprimer le patron ? Pour supprimer le salaire. Aux yeux des partisans de la coopération, le salaire est en effet un mode de rémunération du travail arriéré, et de plus attentatoire à la dignité de l’homme ; c’est le dernier vestige d’une organisation sociale qui a trop duré, car c’est une forme atténuée du servage, comme le servage était une forme atténuée de l’esclavage. Mais l’esclavage et le servage ont disparu ; ainsi disparaîtra le salaire, remplacé par la coopération qui, au dire de John Smart Mill « doit régénérer les classes populaires et par elles la société elle-même et qui sera l’évolution la plus féconde que le progrès et la science aient jamais opérée. »

Certes, si la coopération devait remplacer le salaire, le résultat, bon ou mauvais, ne serait pas mince, et l’évolution tirerait à conséquence. Mais qu’a donc le régime du salaire de si odieux et de si attentatoire à la dignité humaine, qu’il en faille souhaiter la disparition ? Le salaire n’est autre chose que la rémunération en argent d’un effort dépensé ou d’un service rendu ; effort physique ou intellectuel, service matériel ou moral, il importe peu. Je ne crois pas qu’on puisse contester l’exactitude de la définition. Or, à ce compte, quiconque dans la société ne vit pas exclusivement du revenu de son capital ou de la vente de ses produits appartient à la catégorie des salariés. Seulement il est convenu qu’on appelle traitement le salaire d’un agent de l’état, ambassadeur ou chef de bureau, appointement celui d’un employé de commerce, indemnité celui d’un député ou d’un sénateur, honoraires celui d’un avocat ou d’un médecin, jetons de présence celui d’un administrateur de compagnie industrielle, gages celui d’un domestique. Mais tous n’en touchent pas moins une certaine somme en espèces en échange de l’effort dépensé ou du service rendu par eux. Si donc le terme de salaire s’emploie plus généralement pour désigner la rémunération du travail manuel, ce terme spécial ne répond cependant point à un contrat d’une nature particulière, et si la coopération parvenait à supprimer le salariat dans l’industrie, ce seraient les ouvriers qui occuperaient dans le monde des travailleurs de tout rang une situation exceptionnelle et privilégiée.