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Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/874

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ceux de nos facultés et ceux de nos lycées, sachent très bien tout ce que l’on peut dire en faveur du lutin. Seulement ce n’est pas à eux que le livre de M. Frary s’adresse, mais à un tout autre public, celui-là même qui ne connaît pas les raisons de M. Bréal, qui jugera que l’on se dérobe en ne répondant pas à celles de M. Frary ; et c’est ce public précisément, non pas les universitaires, qu’il s’agit d’éclairer. Tout homme est assez convaincu de son utilité, de celle de ses études et de sa profession ; les autres en sont moins convaincus, puisqu’ils ont pris une autre carrière et se donnent à d’autres études. Et c’est aussi pourquoi, en rappelant ici quelques-unes au moins des raisons qui doivent maintenir les études latines, je me garderai soigneusement d’insister sur celles dont on pourrait dire qu’elles ne sont bonnes que pour des avocats, des professeurs ou des hommes de lettres.

Il semble tout d’abord que, pour une langue morte, le latin continue de se porter assez bien. On le parle encore, aujourd’hui même, en plus d’un point du globe, dans les chrétientés de l’extrême Orient, par exemple, et il y demeure un précieux instrument d’échange et de communication. Ne s’en sert-on pas presque couramment en Europe même, en Hongrie, si je ne me trompe, en Bosnie et ailleurs, sans compter qu’il est toujours la langue officielle de la cour de Rome ? Après tout, un homme politique peut avoir besoin de lire une Encyclique dans son texte original. Mais les érudits ou les savans eux-mêmes, français, anglais ou allemands, ne dédaignent pas quelquefois de recourir au latin, lorsqu’ils veulent porter leurs travaux à la connaissance d’un public plus nombreux, ou, pour mieux dire, plus étendu. Et en effet, si on le voulait, le latin pourrait être cette langue universelle dont on a souvent regretté le manque. Pour qu’un médecin ou un ingénieur se pussent aujourd’hui tenir au courant de leur art et des travaux qui l’intéressent, ce n’est pas seulement l’anglais ou l’allemand, comme le veut M. Frary, c’est le polonais, c’est le russe, le hollandais, le suédois, l’italien, l’espagnol qu’il leur faudrait connaître, sept, huit ou dix langues que le latin à lui seul remplacerait avantageusement. Si d’ailleurs on a cessé de penser en latin, est-ce depuis si longtemps ? Mais, en plein XVIIe siècle, avant d’être mis en latin, qui ne sait que le Discours de la méthode et les Provinciales n’avaient pas fait la moitié de la fortune qu’ils devaient faire ? Plus tard, Bossuet a écrit en latin, Fénelon a écrit en latin, tous les deux quelques-uns de leurs plus importans ouvrages, et, — de peur que peut-être ces deux évêques ne soient suspects, — n’est-ce pas en latin qu’ont écrit Bacon, Hobbes, Spinoza, Leibniz, combien d’autres encore ! les initiateurs et les maîtres de la pensée moderne ?