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ces littératures étrangères elles-mêmes qu’on y veut substituer ne sont pleinement intelligibles qu’à la lumière du latin. M. Frary, repassant en esprit l’histoire de la nôtre, se demande quelque part si le « sauvageon, sans cette greffe antique, n’eût pas donné des fruits plus beaux et plus variés, plus siens à coup sûr, » et il n’est pas le premier qui se soit posé cette question. Redisons donc une fois encore que la littérature du moyen âge avait depuis longtemps accompli le nombre de ses jours lorsque commença de briller l’aurore de la renaissance, et que l’on ne voit pas comment, sans le secours des modèles antiques, les arts et les lettres modernes eussent pu se tirer de l’ornière où ils demeuraient embourbés. Si Boileau, dans son Art poétique, a été vraiment et cruellement injuste pour quelqu’un, ce n’est pas pour nos anciens poètes, qu’au surplus il ne connaissait pas, c’est pour Ronsard et c’est pour la pléiade. Voilà les maîtres et les guides, ceux à qui l’on peut bien refuser du génie, comme ceux dont il est bien permis d’admirer modérément les œuvres, mais à qui du moins on ne saurait refuser l’honneur, en la menant à l’école des anciens, d’avoir indiqué le but à la poésie française et, avec le but, les moyens de l’atteindre. Ce qui est vrai de la France ne l’est pas moins de l’Italie ; à peine ai-je besoin de le dire. Pour l’Angleterre, c’est sans doute assez de rappeler ce que doivent à l’antiquité, directement ou indirectement, par l’intermédiaire de la France et celui de l’Italie, de Boccace et de Pétrarque, des Essais de Montaigne et du Plutarque d’Amyot, non-seulement les prédécesseurs, les contemporains, les successeurs de Shakspeare, mais Shakspeare lui-même. Et quant à l’Allemagne, apprendrons-nous à M. Frary qu’en vain ses érudits vantent les noms ignorés de Grimmelshausen et d’Hoffmannswaldau, sa littérature ne date que du jour où Lessing, Herder et Goethe ont renouvelé sur le sol germain le sens longtemps perverti de l’antique ? Toutes les grandes littératures de l’Europe moderne peuvent se diviser grossièrement en deux parts : l’une, si nationale, si particulièrement italienne ou française, anglaise ou allemande, que les nationaux la peuvent seules goûter, ou avec eux quelques poètes, quelques érudits, quelques critiques ; et l’autre, générale, qui comme telle ne se comprend peut-être, et certainement ne s’apprécie qu’au moyen et comme au travers de cette culture latine dont effectivement elle procède.

Et vainement dira-t-on avec M. Frary qu’il est inutile de connaître Euripide « pour goûter l’exquise harmonie des vers de Racine, » ou que Boileau est assez « pédant sans qu’on l’accompagne d’un commentaire perpétuel tiré de Juvénal et d’Horace. » Supposé que Boileau soit en effet pédant, si M. Frary s’en aperçoit, c’est qu’il