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Mme de Chabreuil à son beau-frère, après qu’elle a disputé contre son fils pour le détourner de ce mariage, et qu’il lui a répliqué obstinément, « Vous, ma sœur ? répond ce président improvisé ; Dieu m’en garde ! Vous avez absolument raison. » Et, aussitôt, se tournant vers son neveu, du ton le plus simple, il ajoute : « Lui aussi, du reste ! »

Le tour n’est-il pas joli ? Ce personnage exprime ici la pensée de l’auteur, sa pensée de derrière la tête et qu’il désavouerait vainement ; aussi, pour échapper au soupçon de paradoxe, il prend soin de s’expliquer en termes formels : « Je vous approuve fort, continue-t-il, de fermer votre porte à une mère si compromise ; mais je ne saurais trop le féliciter de l’ouvrir à une fille si chaste et si réservée… Vous défendez la famille, il plaide pour l’humanité ; vous parlez avec votre raison, il réplique avec son cœur… » Voilà bien l’opinion, ou plutôt les opinions de M. Sardou : humainement, ce mariage est bon ; socialement, il est mauvais. Le droit de la personne et celui de la société sont ici face à face, en irréconciliables ennemis. L’un doit-il prévaloir sur l’autre, et lequel ? L’auteur laisse au voisin de droite, au voisin de gauche, le soin de prononcer là-dessus. Il constate une antinomie et ne se charge pas de la résoudre. De vrai, il va de soi que, selon les cas, l’un des adversaires l’emportera sur l’autre, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, et, sans doute, la raison du plus fort sera, chaque fois, la meilleure : elle ne saurait, du moins, être mauvaise. Le sens commun, dispensé par son essence même d’étudier la question, la tranche ainsi des deux tranchans de sa bonne hache ; et avec le sens commun, qui semble ici original, parle et agit M. Sardou.

Cependant, cette ambiguïté, qui fait l’originalité de l’ouvrage, le met, par définition, en péril. « Votre conseil, dit Panurge à Pantagruel pour conclure l’entretien, semble à la chanson de Ricochet, Ce ne sont que sarcasmes, mocqueries et redictes contradictoires. Les unes destruisent les aultres. Je ne sçay ès quelles me tenir. » C’est justement le reproche que M. Sardou encourt du public. S’imagine-t-on qu’il eût risqué davantage à marcher dans le même sens que MM. Dumas et Delpit, ou dans le sens contraire ? Il eut rencontré, en effet, des adversaires sur sa route ; mais ces adversaires, ne fût-ce que pour le combattre, et pour la durée du spectacle au moins, l’auraient suivi. Sur un théâtre, pour s’attacher l’intérêt, il faut aller d’un point à un autre ; de celui-ci à celui-là ou réciproquement, peu importe, à l’heure de la représentation, pourvu que le spectateur soit entraîné. Le drame est le passage d’un état moral des personnages à un état diffèrent : la crise, par laquelle ce mouvement se détermine, voilà ce que doit montrer l’auteur. Place-t-il ses héros dans une impasse, il s’y engage avec eux ; le public s’y fourvoie du même coup, il est déçu, il se récrie. « Mariez-vous ! .. Ne vous mariez pas ! .. » Je conçois que M. Sardou, selon l’espèce, offre alternativement ces deux conclusions ; peut-être eût-il mieux fait de les