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l'unisson après le premier choc. » Grimm, malgré l’unisson, ne tarda pas à s’apercevoir que le prince croyait avoir à se plaindre de la tsarine et n’était plus en correspondance avec elle. Il excusa sa souveraine de son mieux. « Cinq ou six jours après mon arrivée est survenu un autre pèlerin qui se nomme Joseph et qui, ni plus ni moins que Catherine, se prétend aussi second de son nom. Joseph entra dans Spa à pied, suivant en cela la coutume de Notre Seigneur et Sauveur, mais non pour la même raison, car un de ses chevaux de poste s’était abattu. Bientôt il se mit dans un fiacre, afin de ne pas copier notre divin Sauveur, qui, dans ces occasions, ne montait tout au plus qu'un âne, et vint tomber chez Henri comme une bombe. Je puis assurer à Votre Majesté qu'à ma montre, qui ne court pas plus vite qu'une autre, ils restèrent deux heures et demie enfermés tête-à-tête. Joseph ne cacha pas même qu'il avait retardé son voyage de Spa exprès pour être sûr d’y rencontrer Henri. Il dîna ce jour chez le prince de Lichtenstein. Dès qu'il fut rentré dans son auberge, Henri y tomba comme une bombe à son tour, mais pour le coup je me trouvai à sa suite, et ce que je sais c'est que ce n’est pas par ma faute ni par mon fait qu'en un clin d'œil l’impératrice se trouva encore mêlée à nos caquets. Joseph me demanda s’il y avait longtemps que je n’avais eu de ses nouvelles; c’était me dire de la manière la plus délicate qu'il connaissait l’excès des bontés de mon auguste souveraine pour un vase d'argile de sa création. Sur quoi nous nous mîmes à éplucher l’impératrice grecque de la tête aux pieds, et Dieu sait comment elle fut accommodée entre Joseph, Henri et moi ! Après l’avoir tenue ainsi sur les fonts à peu près une heure et demie, Henri me dit : « Allons-nous-en à la comédie. » Joseph vint bientôt après dans la loge du prince se placer entre Henri et moi. Il se pria pour le lendemain, en sa qualité de comte de Falkenstein (le nom sous lequel l'empereur voyageait), à dîner chez Henri, qui s’appelle à Spa le comte d’Oels, et il choisit pour convives, indépendamment de son compagnon, le général Terzy, et des personnes attachées au prince, le souffre-douleur gréco-impérial et Raynal, le proscrit par Séguier, à qui Henri a rendu auprès de Joseph les services les plus essentiels, en lui procurant un asile à Bruxelles avec tous les agrémens possibles... On resta à cette table près de deux heures et demie, Joseph à la droite de Henri, et moi à la droite de Joseph ; et le soir, à la Comédie, dans la loge du prince, même répétition ; et la pièce était ce que l’on écoutait le moins, et l’on jasait de plus d’une chose, et Mohilev, Smolensk, Moscou, Pétersbourg, Tsarskœ-Sélo s'y mêlaient à tort et à travers. Et les badauds de Spa, en regardant à cette loge, disaient à leur bonnet : «Oui, vrai Dieu, il faut qu'un souffre-douleur gréco-impérial soit pourtant quelque chose de