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cela. (1793.) » Il y a toujours quelque chose de piquant à comparer l'enfant à l’homme fait, et la prophétie à l’accomplissement.

On ne peut malheureusement parler de Catherine et passer sous silence le chapitre des favoris. Sans décliner précisément leur titre ni énoncer leurs fonctions, la correspondance avec Grimm les met suffisamment en scène. Nous ne sommes plus, à l’époque où commencent ces lettres, au temps des Orlof et des Potemkin ; ils n’y figurent que pour leurs services publics et par l’oraison funèbre que prononce sur eux leur auguste maîtresse. Grégoire Orlof mourut en 1783. « Quoique très préparée à cet événement, douloureux pour moi, écrit l’impératrice peu de jours après l’avoir appris, je vous avoue que j’en ressens l’affliction la plus vive. Je perds en lui un ami et l’homme du monde auquel j’ai les plus grandes obligations et qui m’a rendu les services les plus essentiels. On a beau me dire et je me dis à-moi-même tout ce qu'on peut dire en pareille occasion : des bouffées de sanglots sont ma réponse, et je souffre terriblement depuis l’instant que j’ai reçu cette fatale nouvelle; le travail seul me distrait, et comme je n’ai point mes papiers, je vous écris pour me soulager. » Suit un parallèle entre Orlof et Panine qui était mort quinze jours auparavant, curieuse page d’histoire anecdotique, et que je citerais s’il ne fallait pas absolument faire choix au milieu de tant de richesses. Le portrait de Potemkin n’est pas moins remarquable. La perte du héros d’Oczakof fut doublement sensible pour Catherine, qui se trouvait de nouveau alors en guerre avec les Turcs. « Un terrible coup de massue, hier, a frappé ma tête. Vers les six heures de l’après-dîner, un courrier m’a apporté la bien triste nouvelle que mon élève, mon ami et presque mon idole, le prince Potemkin le Taurique, est mort, après un mois de maladie, en Moldavie! Je suis dans une affliction dont vous n’avez pas d’idée. A un cœur excellent il joignait un entendement rare et une étendue d’esprit peu ordinaire ; ses vues étaient toujours grandes et magnanimes ; il était fort humain, rempli de connaissances, singulièrement aimable, et ses idées étaient toujours nouvelles. Jamais homme n’eut le don des bons mots et de l’à-propos comme lui. Ses qualités militaires, pendant cette guerre, ont dû frapper, car il ne manqua jamais, ni sur terre ni sur mer, un seul coup. Personne au monde n’a été. moins mené que lui. Il avait encore un don particulier à employer son monde. En un mot c’était un homme d’état pour le conseil et l'exécution. Il m’était attaché avec passion et zèle, grondant et se fâchant quand il croyait qu'on pouvait faire mieux... Mais la qualité la plus rare en lui était un courage de cœur, d’esprit et d’âme, qui le distinguait parfaitement du reste des humains, et ceci faisait