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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/144

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genre de liaison, un conseil que l’âge eût suffi à lui donner, puisqu'elle avait alors plus de soixante ans? Serment d’ivrogne dans ce cas ! Six mois après sa disgrâce, Momonof est remplacé. « Voulez-vous savoir, écrit l’impératrice, ce que le général Zoubof et moi faisions cet été au bruit des canons à Tsarskoé-Sélo, dans les heures de loisir[1] ? Eh bien ! voici notre secret livré ; nous traduisions un tome de Plutarque en russe. Cela nous a rendus heureux et tranquilles au milieu du brouhaha. » Officier dans un des régimens de la garde avant de passer général, Platon Zoubof n’avait que vingt-quatre ans. Catherine ne le porte pas aux nues comme ses prédécesseurs ; elle se contente de lui reconnaître des connaissances, une excellente tournure d’esprit et de la bonne volonté. La suite de la correspondance nous montre le général devenu comte, puis prince. Il était encore en faveur quand la souveraine mourut, et l’on sait la part qu'il prit au complot contre la vie du fils et successeur de Catherine.

Femme et très femme, comme elle l’est, ce qui domine toutefois chez Catherine c’est manifestement l’homme d’état. Elle est, de par la nature, et des pieds à la tête, conducteur d’empire. Elle l’est autant que Frédéric et de la même façon : vue nette et précise des choses, le jugement dans l’audace, et cette moralité particulière des souverains qui consiste à tenir la morale vulgaire pour absolument étrangère aux intérêts publics. Elle est faite pour l’action, et dès qu'elle agit, regarde le succès comme le seul devoir. Confiance exclusive dans la force. Son principe est que les grandes affaires se régissent par quatre ou cinq axiomes d'une extrême simplicité; ceux-ci, par exemple : pour venir à bout de ses ennemis, le plus sûr moyen, ce sont les coups ; — quand on ne bat pas, on est battu ; — les états ne sont pas comme les fossés, qui deviennent plus grands à mesure qu'on leur ôte plus de terre. Il faut voir le dédain de Catherine pour Marie-Thérèse, son prétendu désintéressement et sa crainte d’aller au diable ; il faut voir son mépris pour « frère George, » le roi d’Angleterre, qui a perdu quinze provinces[2]. « Je regarde cela, dit-elle, comme un crime de lèse-état. » Son héros, celui que, dans le secret de son cœur, elle s’est proposé pour modèle, c’est ce Pierre le Grand, à qui elle éleva une statue et dont elle se sentait la mission de continuer l’œuvre. Il y a, dans ses lettres à Grimm, à l’occasion de l’inauguration du monument de Falconet, un fier passage et que je cite, celui-là, sans

  1. Les canons dont il s’agit sont ceux de la bataille de Swenska-Sund dans le cours de la guerre avec la Suède,
  2. Les colonies d’Amérique.