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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/154

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Grimm se garde bien de la pousser ouvertement à cette intervention qu'il désire si passionnément. Il use d’insinuation. Il a reçu des lettres anonymes qui invoquent le secours de la Russie, et il en cite des passages. Il a eu une conversation avec le ministre d'Angleterre à Dresde, qui lui a dit que son gouvernement allait prendre les mesures les plus vigoureuses, mais que le concours de l'impératrice était indispensable au succès de ces mesures (novembre 1793). Vain espoir! les lettres de Catherine font sentir à Grimm qu'il fait fausse route, et il consent alors que « l’aigle de Russie prenne à Constantinople la place du croissant, » pourvu qu'il soit entendu ensuite « qu'il n’y a de salut, de paix ni de sécurité en Europe tant que la horde des sauvages subsistera en France. » (Janvier 1794.)

Catherine, il est à peine besoin de le dire, ne le cédait pas à Grimm en horreur, en mépris de la révolution française, et grâce au sans-gêne d’une langue primesautière, elle exprimait ses sentimens d’une manière plus énergique encore. Dès 1790, elle déclarait notre pays en mal d’enfant, en couche d’un avorton, ou, pis encore, d’un « monstre pourri et puant. » l’assemblée nationale, tas de chicaneurs ; et de ces roquets-là on a fait des législateurs ! Si on en pendait quelques-uns et si on leur était à tous leurs dix-huit livres d’indemnité, le reste se raviserait peut-être. Catherine n'en voulait pas, du reste, à l’hydre à douze cents têtes seulement, mais aux Tuileries tout aussi bien, aux divisions, aux hésitations qui paralysaient la défense de l’autorité contre l’anarchie. Quand Louis XVI signe la constitution de 91, elle ne peut plus contenir son indignation. « Je suis d’une colère horrible, écrit-elle; j’ai tapé du pied en lisant ces... ces... ces horreurs-là. Fi des vilains! » D'autres fois, c’est la tristesse qui l’emporte : « Adieu la France ! et voilà qui n’est pas plaisant. »

La conséquence de ce dédain, c’est que Catherine tenait la répression pour plus facile qu'elle ne l’était. « j’ai de ma nature, écrivait-elle en août 1791, un très grand mépris pour tous les mouvemens populaires, et je parie comme deux et deux font quatre que deux bicoques emportées par la force ouverte de qui il vous plaira feront sauter tous ces moutons par-dessus le bâton qu'on leur présentera de quel côté qu'on le voudra. » l’impératrice faisait preuve de plus de pénétration lorsqu'elle annonçait que la révolution se casserait le cou, lorsque, dès 1791, elle prédisait la venue d’un César («Oh! il viendra, gardez-vous d’en douter! »), ou lorsque, généralisant seulement un peu trop, elle soutenait que la république finit toujours en royauté. Au commencement de 1795, à la veille de la paix de Bâle, les pronostics de Catherine deviennent des inquiétudes. La révolution n’était plus seulement un gouffre où disparaissait