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que sur extraits, que, comme les malheurs, on n’ait singulièrement surfait la valeur d’Amiel. Il y a déjà bien du fatras dans ces deux volumes, il y a bien de la métaphysique, de la mauvaise métaphysique, et bien du galimatias. Que serait-ce donc, au lieu de deux, s’ils étaient quinze ou vingt peut-être? Écoutez-le nous exposer sa théorie d'homme intérieur : « j’ai bien fait, dans ma théorie de l’homme intérieur, de mettre au fond du moi, après le dégagement successif des sept sphères qu'il contient, un fond ténébreux, l’abîme de l’irrévélé, du virtuel, le gage d’un avenir infini, le moi obscur, la subjectivité pure, incapable de s’objectiver en esprit, conscience, raison, âme, cœur, imagination ou vie des sens, et qui fait de toutes ces formes d'elle-même des attributs et des momens. » bon sens! ô clarté! ô lumière! On dira, je le sais, que de telles pages sont rares dans le Journal d’Amiel, que, s’il y en a de belles, elles n’en obscurcissent pas la beauté, qu'il faut juger un écrivain par ses meilleurs endroits... Mais, premièrement, je n’en suis pas si sûr, et, en second lieu, j’imagine qu'un beau vers ou même, une belle tirade ne font pas une belle tragédie. Lorsqu'il s’agit, comme ici, de classer un homme et de lui faire sa place, puisqu'on l’a voulu, dans la littérature moderne, ce n'est point assez de ne connaître de lui que des fragmens et des « morceaux choisis. » Nous avons lieu de croire que les habiles éditeurs du Journal d’Amiel en ont tiré tout ce qu'ils ont estimé le plus propre à nous donner de leur ami la plus haute idée. Nous avons lieu de croire qu'ils n’y ont rien laissé qui ne fût fort au-dessous de ce qu'ils ont imprimé. Nous avons lieu de croire, en un mot, que ces deux volumes contiennent le meilleur d’Amiel. Et quand on y trouverait de quoi justifier l’éloge excessif que l’on en a fait, nous dirions encore qu'il en faut beaucoup rabattre, eu égard à la médiocrité de tout ce qu'Amiel a lui-même publié, mais surtout, à l’énormité du fatras inédit que doivent receler les seize mille neuf cents pages où des amis ont fait pour l’auteur un triage et un choix qu'il était incapable de faire. Sur quelques pages, quoi que l’on en dise, on ne juge pas de la totalité d’une œuvre, et bien moins encore, sur une œuvre, de la valeur d’un homme. c’est plus facile, sans doute, étant plus vite fait, mais c’est injuste, attendu que les médiocres profitent seuls, et au dommage des meilleurs, de cette critique expéditive, sommaire et arbitraire.

Qu'était-ce donc qu'Amiel, et où le mettrons-nous? Poète, c’est à peine si ses vers sont des vers, et je ne ferai pas à ses amis le chagrin d'en citer davantage. Mlle Vadier admire pourtant beaucoup ceux-ci :


Un atome dans l’œil, et l’être est misérable!
Un seul point noir au cœur, et l’homme est tourmenté!