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soin de prémunir sa vie contre leur irruption. c’était un épicurien qu'Amiel, un épicurien de bonne compagnie, j’y consens, fidèle à ses amitiés, d’ailleurs serviable, affectueux, mais enfin et somme toute un épicurien.

Tous ces traits, il faut l’avouer, ne composent pas ensemble un personnage bien «sympathique,» ni surtout bien tragique. d’où vient donc l'espèce d’intérêt douloureux que la publication de ce Journal intime a naguère excité ? c’est que les deux minces volumes que l’on nous a donnés ne représentent même pas la dixième partie du manuscrit authentique, et la critique s’est laissé prendre à la très naturelle, mais aussi très artificieuse habileté des éditeurs d’Amiel. Si cependant, des mois durant ou des années entières, Amiel n’a rien écrit dans son Journal que d’insignifiant pour lui-même et pour nous, c’est un tout autre Amiel, et qui n’a plus de commun avec celui du Journal que les traits qui s’accordent avec l’Amiel de Mlle Vadier. La fréquence de ses crises lui a valu notre sympathie, la continuité de sa souffrance a remué notre compassion, l’intensité de son pessimisme a conquis notre pitié. Mais s’il n’a d’accès de découragement qu'une fois par trimestre, si le passé ne se décolore, si l’avenir ne s’assombrit pour lui, s’il ne ressent enfin que quatre fois par an « le mal de l’existence » et « la douleur du monde, » ce pessimiste est un homme heureux. Par suite, son cas pathologique perd aussitôt de sa valeur, son Journal de son intérêt et de sa signification, sa personne même de son prix et de sa singularité. Pour m’émouvoir, il me faut de pires malheurs, quelque chose de plus tragique, mais surtout de moins intermittent, et, si peu qu'il ait pu m’émouvoir, c’est toujours par surprise, abusivement et presque traîtreusement. Car enfin, qui de nous ne maudit l’existence plus de quatre fois par an, et qui de nous peut compter dans la vie sur trois mois de bonheur ? Quelque épicurien, peut-être, comme Amiel, bien net et bien dégagé comme lui de toute obligation positive. Je ne sais point ce que contiennent les parties inédites du Journal, et, s’il faut être franc, je ne suis pas curieux de le savoir, mais quel qu'en soit le caractère, pour m’assurer qu'il y a mécompte, il me suffit qu'il y ait tant de lacunes dans son découragement et d’intervalles dans sa désespérance. La critique a traité ce Journal comme s’il était celui d'une vie tout entière, ce que l’auteur, dans son langage, en appelait l’intégrale totale; il n’est que le Journal de ses heures de tristesse, et le fond de sa nature, nous disent ses amis, était plutôt l’enjouement que la mélancolie. Je crains, en vérité, que nous n’ayons pleuré sur une fausse infortune, et, en m’aidant du livre de Mlle Vadier, c’est ce que je me suis efforcé de montrer.

Je crains encore, et, pour la même raison, parce que l’on ne l’a jugé